23. Petite excursion entre (presque) amis

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Le cervidé ne daigna même pas lever la tête, continuant à mâcher son foin avec nonchalance.

— Euh... En fait j’aurais besoin de toi... ça te dirait une petite promenade ?

C’était moi ou il venait de grogner ?

— Bon... Carotte, je sais qu’on a eu des désaccords... Mais on pourrait apprendre à se connaître, non ? Je suis sûr qu’on y gagnerait tous les deux.

Génial ! Je cause à un renne qui me snobe totalement ! Heureusement que personne ne peut m’entendre !

— Je crois que j’ai de quoi te convaincre...

Avec un geste de prestidigitateur, je sortis une carotte de ma poche. Je l’avais conservée en solution d’urgence, au cas où j’aurais eu besoin de soudoyer ce renne. J’avais eu raison.

Carotte leva brusquement la tête, manquant de m’éborgner avec ses bois, et essaya de la saisir.

— Attends, attends ! m’écriai-je en mettant le légume hors de portée. Je te la donne uniquement si tu acceptes de m’amener quelque part !

Carotte renifla d’un air méprisant. C’était incroyable, ce renne avait des expressions étrangement humaines. J’espère que Garlick avait raison et qu’il n’était pas un garou...

Une fois le renne brun attelé (il avait soigneusement fini sa bouchée de foin avant de se laisser emmener), je le dirigeai vers la clairière habituelle. Les soldats qui gardaient les portes de la forteresse me laissèrent passer sans poser de question. Probablement à cause de mon air studieux.

Carotte connaissait le chemin par cœur, bien mieux que moi, mais prit tout son temps pour y aller. Heureusement, il se laissait conduire plus facilement que d’habitude.

Nota bene : toujours avoir une carotte dans ma poche...

Je regardais autour de moi et essayais de me souvenir du chemin que nous avions emprunté pour la course de jeudi. Ce fut Carotte qui le découvrit le premier.

— Gentil renne... Tu auras deux carottes !

A partir de là, je fus capable de retrouver la lisière de la forêt où Carotte nous avait déjà emmené. Une fois parvenu là-bas, j’hésitai. Le ciel était chargé de gros nuages de neige masquant le soleil, je ne risquai donc pas d’apercevoir à nouveau le curieux miroitement. Pourtant, je savais qu’il y avait quelque chose, tout là-bas. Quelque chose de dangereux ? Et si Garlick disait vrai ?

Au bout de quelques minutes, Carotte en eut assez de rester immobile. Il semblait penser que quitte à être venu jusque là, autant continuer. Enfin, c’est comme cela que j’interprétai sa brusque mise en avant.

— Tu as raison, ça ne coûte rien d’aller jusque là-bas et de regarder, expliquai-je à mon renne qui s’en fichait complètement et n'en faisait de toute façon qu'à sa tête. On ne prend pas beaucoup de risques, on ne fait que traverser une plaine. S’il n’y a rien tant pis. Et s’il y a quelque chose...

Je fus incapable de finir ma phrase tant j’étais excité.

— Si Garlick nous voyait...

La plaine était entièrement vide. Pas la moindre trace de vie, pas le moindre animal. Seul le bruit des clochettes du traîneau rompait le silence pesant. Soudain, je distinguai une forme au loin. Un bâtiment. Mais pas n’importe lequel. Un château.

S’il n’était pas à Disneyland, j’aurais pu penser que c’était le château de la Belle au Bois Dormant. Il ne semblait en effet composé que de tourelles, dont la plus grande s’étendait fièrement vers le ciel, comme si son toit escarpé voulait toucher les nuages. Il était entièrement recouvert de glace, ce qui expliquait sans doute le scintillement aperçu depuis la forêt.

A mesure que le traîneau s’approchait du château, je pus distinguer une sorte de jardin qui entourait le bâtiment. Il avait dû être très beau, mais les arbres étaient désormais morts et l’eau des fontaines gelée. Des bancs étaient entièrement recouverts de neige, et je me demandai depuis combien de temps personne ne s’y était assis.

Il me parut clair que le château était abandonné. Ce qui le rendait encore plus intéressant.

Tout à coup, alors que nous n’étions plus qu’à une centaine de mètres de la propriété, Carotte s’arrêta aussi brusquement que s’il avait heurté un mur. Par inertie, le traîneau glissa de travers, incontrôlable. Avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui se passait, je me retrouvai allongé dans la neige, les quatre fers en l’air.

— Carotte, protestai-je d’une voix pâteuse, mais qu’est-ce qui t’as pris ?

Le renne hennit d’incompréhension.

— Aïe... Ma tête...

Je me relevai sans doute un peu trop rapidement, car tout se mit à tourner autour de moi.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? m’inquiétai-je une fois remis de mes émotions en examinant le traîneau, cherchant une explication.

Celui-ci n’était pas cassé, mais il était renversé et j’allais avoir du mal à le remettre tout seul sur ses patins. Dans l’immédiat ce n’était pas le plus grave.

Tout en époussetant la neige qui était sur mes vêtements, je m’approchai d’un pas incertain vers le château. Carotte n’eut pas le temps de m’avertir et je heurtai de plein fouet une sorte de mur invisible. Aïe.

— Mais... qu’est-ce que... ?

J’avançai une main tremblante dans les airs. Celle-ci rencontra également une résistance à environ un mètre de moi. J’avais beau appuyer, ma main refusait d'avancer encore d'un millimètre.

— Une protection magique ! compris-je soudain avec ma vivacité d'esprit habituelle (puisque personne n'est là pour me jeter des fleurs, je le fais tout seul ! Na!)

Je fis quelques pas vers la droite. Le mur invisible était toujours là. Peut-être pourrais-je le contourner ?

Mais au bout d’une heure, après avoir fait le tour du château à pied, je dus me rendre à l’évidence. Je ne pouvais pas m’approcher à moins de cent mètres du bâtiment.

J’étais trempé et frigorifié, mais aussi très vexé. J’avais vraiment envie de visiter cette bâtisse abandonnée, et j’en avais fait une sorte de défi personnel ! Une idée subite me vint alors à l’esprit. Pour contrer une protection magique, rien de mieux que... la magie !

Je retournai au traîneau renversé près duquel boudait Carotte et m’emparai de mon grimoire bleu favori. Mais après avoir essayé sans succès plusieurs positions, dont celle du Constructeur (pour construire une porte) et celle du Passeur (pour ouvrir un passage), je dus renoncer, exténué. Rien ne fonctionnait contre cette magie extrêmement puissante.

Carotte se mit à brailler comme un bébé. Pour peu je l’entendrais presque hurler « j’ai faim, j’ai froid, et je veux rentrer à la maison ».

— Bon, aboyai-je fort mécontent, message compris ! Expédition ratée, on rentre à la forteresse !

En plus il devait être midi, moi aussi je commençai à avoir faim. Et j’avais les chaussettes trempées, chose insoutenable pour n’importe quelle personne normalement constituée ! Heureusement que j’avais quelques paires de rechange dans ma valise...

Exténué après la magie, je rassemblai mes dernières forces pour redresser (non sans peine) le traîneau et y atteler Carotte. Puis, nous retournâmes peu glorieusement en direction de la forêt. Avant de nous éloigner, je me retournai une dernière fois avec colère pour regarder le château inaccessible.

Ce que je vis me glaça le sang.

Derrière l’une des nombreuses fenêtres, un visage m’observait. Lorsqu’il se rendit compte que je le voyais, il recula précipitamment et se fondit dans la pénombre. Mais le mal était fait.

Je savais désormais que quelqu’un habitait ce château. Et je comptais bien découvrir qui.

Le mage rouge. Le roman de l'Apô-ny, tome 1 (histoire terminée)Where stories live. Discover now