3. De plus en plus louche

344 57 144
                                    

Assis sur le canapé du salon, je ne comprenais plus rien à la situation. En face de moi, mon père observait le nouveau venu avec une expression proche de la vénération, tandis que ma mère lui versait d'une main tremblante d'émotion du thé vert dans le service en porcelaine de Gien hérité de mon arrière-grand-mère qui ne servait qu'aux grandes occasions. Quant au glaçon, il me fixait de ses yeux froids. S'il était un iceberg, moi, j'étais le Titanic.

Et nul besoin d'avoir vu le film pour savoir que leur rencontre a très mal fini !

— Alors...commença mon père avec un espoir non dissimulé qui me fit hausser les sourcils, vous... vous dites que vous acceptez Alphonse dans votre école ?

Le bout d'iceberg détacha les yeux de moi, et je pus enfin respirer librement.

— C'est exact, couina-t-il. Mais je dois vous avertir qu'il s'agit d'un établissement un peu spécial...

Mes parents échangèrent un regard. Je savais ce qu'ils pensaient, et j'espérais de tout cœur qu'ils n'allaient pas accepter de m'envoyer dans ce qui apparaissait de plus en plus clairement comme une sorte de maison de redressement.

— Cette école n'accepte que les élèves en difficultés dans le système scolaire habituel, mais particulièrement doués dans certaines matières...

Nouvel échange de regard entre mes géniteurs tandis que je m'enfonçai plus profondément dans le canapé.

— Et votre fils semble disposer de grandes capacités.

Là, ce fut trop. Je n'ai jamais été particulièrement doué dans quoi que ce soit. Je ne suis pas bête, non. C'est juste que je n'ai jamais vu l'intérêt de consacrer du temps à des matières qui ne m'intéressent pas. Alors cet inconnu qui débarquait et qui annonçait d'une voix haut perchée que j'étais un génie destiné à entrer sa « prestigieuse école », je ne pouvais pas y croire.

J'observai tour à tour mes parents et le glaçon, espérant que l'un d'eux s'écrirait soudainement « poisson d'avril ! ». Mais de toute manière, on n'était pas en avril, et tous trois avaient l'air on ne peut plus sérieux.

— Où se trouve votre école ? demanda mon père, ignorant le regard noir que je lui jetai.

— En Laponie.

Il y eut un long silence, pendant lequel l'étranger se frotta les oreilles, comme si elles le faisaient souffrir.

— En Laponie ? répéta ma mère, un peu troublée. Mais... c'est très loin. Vous avez fait le voyage jusqu'en France uniquement pour Alphonse ?

— Peu importe ! Je vous le répète, c'est une chance pour votre enfant ! Notre école est très prestigieuse, et les frais d'inscriptions sont peu élevés. Quant aux fournitures, Alphonse n'aura besoin que de quoi prendre des notes... Le reste est entièrement fourni.

Je remarquai brusquement que sa voix avait changé. Presque imperceptiblement. Mes parents ne semblaient pour leur part rien remarquer d'anormal. Ils hochaient la tête avec conviction, comme pour appuyer chaque parole de l'étranger.

J'observai plus attentivement ce dernier. Son babillage incessant pour louer son école et son système éducatif innovant était épouvantablement ennuyeux. Pourtant, il semblait presque envoûter mes parents. Ceux-ci ne paraissaient désormais qu'être en accord avec lui. L'homme tourna ses yeux vers moi et soudain, si rapidement que je doutai de l'avoir réellement vu, il me fit un clin d'œil.

Je restai bouche bée, n'en croyant pas mes yeux. Mais le glaçon détourna son regard et son flot de paroles s'interrompit.

Ma mère secoua la tête, comme pour reprendre ses esprits.

— Cette école me semble vraiment parfaite ! dit-elle avec un sourire satisfait.

Elle s'empressa de proposer un nouveau morceau de sucre à notre visiteur dont la maigreur semblait l'inquiéter.

Mon père approuva d'un vigoureux hochement de tête. Je ne l'avais jamais vu manifester autant d'enthousiasme devant un parfait inconnu.

— Quand a lieu la rentrée ?

— L'année scolaire a lieu du premier février au 25 décembre. Naturellement, votre enfant pourra revenir pendant les grandes vacances, c'est-à-dire en janvier et février. Le reste du temps, il sera logé et nourri dans l'école. Je tiens à préciser que les études se font en trois ans. Comme dans un lycée normal.

Je fus le seul à remarquer l'insistance sur l'adjectif « normal ». De plus en plus louche.

Mon père serra vigoureusement la main de l'homme.

— C'est d'accord. Alphonse fera partie de vos élèves.

J'étais scandalisé. Mes parents ne semblaient pas manifester la moindre réticence à me voir si loin d'eux pendant trois ans. Comment pouvaient-ils prendre cette décision aussi vite, sans même me consulter ? J'étais le principal intéressé après tout !

Comme s'il avait lu dans mes pensées, le bout d'iceberg se tourna vers moi.

— Je pense toutefois que c'est à Alphonse de décider s'il veut partir là-bas. Alors, Alphonse ?

Cette fois-ci, ce fut net. Un nouveau clin d'œil m'était adressé, et il me sembla, pendant un court instant, que les yeux du glaçon étincelaient.

J'hésitai. Nous étions fin décembre. La perspective du mois de vacances qui m'attendait d'ici février me séduisait. De plus, un voyage en Laponie pouvait se révéler particulièrement intéressant. Et il y avait ces deux clins d'œil...

Je levai les yeux vers mes parents, et hochai la tête avec méfiance, en signe d'accord.

— Merveilleux ! s'exclama le glaçon en se levant prestement. Je passerai vous chercher le 30 janvier.

Il remercia ma mère pour le thé auquel il n'avait pas touché, traversa à toute vitesse le salon, ouvrit la porte de l'entrée, et cria derrière son épaule avant de la claquer :

— Ne vous inquiétez pas, Alphonse. Vous n'allez pas le regretter !

Et soudain, tandis que ce curieux personnage disparaissait, happé par le froid extérieur, j'eus l'étrange impression que cette décision allait changer ma vie. Plus encore, qu'elle s'apprêtait à bouleverser mon destin.

Je me demande si les Laponnes sont jolies. 

Le mage rouge. Le roman de l'Apô-ny, tome 1 (histoire terminée)Where stories live. Discover now