60. Promenade en barque

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     J'entrepris à mon tour de me laisser glisser de l'armoire avec le peu de dignité qu'il me restait. Arthur m'attrapa par la taille pour m'aider à me réceptionner et me retint une seconde de plus que nécessaire.

— C'est bon, tu peux me lâcher maintenant, j'ai touché le sol, grommelai-je, agacée de constater qu'il semblait me prendre pour une personne maladroite.

Le jeune homme se racla la gorge, embarrassé.

— Hum, oui. Nous ferions mieux de nous dépêcher de sortir de ce château avant de tomber sur une nouvelle surprise.

Je jetai des regards nerveux autour de moi mais ne vis aucun danger potentiel. Les tapisseries murales détrempées gouttaient et répandaient sur le sol un liquide jaunâtre qui en disait long sur leur état de propreté. Quelques meubles épars avaient été déposés ça et là par le retrait des flots et gisaient dans des positions incongrues. Un épais fauteuil en bois massif se trouvait en équilibre incertain au sommet d'un coffre renversé sur le côté. Un tableau éventré était allé s'accrocher à un lustre à moitié arraché du plafond.

— Comment as-tu fait partir cette eau ? demandai-je d'un ton quelque peu accusateur tandis que nous reprenions notre marche en glissant sur un parquet visqueux. Je croyais que tu n'avais retrouvé qu'une infime partie de tes pouvoirs.

Arthur détourna le regard.

— C'est le cas, répondit-il après avoir fait un écart pour éviter une flaque. Mais cette inondation n'était manifestement pas naturelle. Il s'agissait d'un flot provoqué par la magie. Je ne sais pas vraiment comment l'expliquer, mais il est beaucoup plus simple pour moi de manipuler les éléments artificiels.

J'étais toujours aussi furieuse d'avoir failli me noyer.

— Qui donc a créé cette magie ? Dans quel but ? Nous n'avons rencontré personne.

Le jeune homme réfléchit un instant.

— Je dirais qu'il s'agit d'un ancien maléfice mis en place jadis par un mage pour protéger le château contre de potentiels envahisseurs. J'ai lu à la bibliothèque de l'Académie des mages quelque chose au sujet de ces pratiques. Le gardien de la porte d’Édimbourg a dû l'activer d'une manière ou d'une autre lorsqu'il m'a reconnu. C'est pour cela qu'il ne nous a pas poursuivis.

— Et les habitants de ce château ? Comment ont-ils pu disparaître aussi vite ?

Arthur me montra d'un geste ample le mobilier vétuste.

— Je ne crois pas qu'il y en ait. Cette bâtisse m'a l'air abandonnée depuis des décennies, tu ne crois pas ?

J'approuvai d'un hochement de tête, même si je trouvais très curieux de laisser ainsi sans surveillance l'une des portes intermondiales de Mundus. Le maléfice de protection avait peut-être été jugé suffisant ?

Nous tombâmes au bout d'un moment sur un hall d'entrée contenant la porte de sortie que nous avions désespéramment cherchée tantôt. Je me jetai aussitôt dessus et la poussai de toutes mes forces. Ma seule hâte était de quitter enfin cette maudite demeure et de trouver un moyen de me réchauffer. Le fond de l'air était doux, mais mes vêtements trempés me glaçaient jusqu'aux os.

Arthur vint m'aider à pousser et la porte céda enfin dans un craquement assourdissant. Nous sortîmes enfin, respirant à pleins poumons. Un lac se trouvait face à nous, entouré d'un paysage montagneux. Au bout de quelques pas, je jetai un coup d’œil vers l'arrière. Le château, composé de corps de bâtiments délabrés qui tombaient en ruine, était aussi lugubre de l'extérieur que de l'intérieur.

— Cet endroit est affreux, déclarai-je en fronçant le nez. Je préfère bien davantage l'arrivée au château de Beaumont.

Mon compagnon se tourna aussitôt vers moi.

— Vraiment ? dit-il d'un ton froid. Tu préfères donc être accueillie par le fameux Sigebert de Beaumont ?

— Pense ce que tu veux de Sigebert, tu ne peux tout de même nier qu'il est toujours préférable de tomber sur lui que sur un alligator.

— Je ne suis pas certain d'être d'accord avec cette affirmation…

Tout en commençant à débattre des qualités supposées de mon fiancé, nous commençâmes à faire le tour de la propriété afin de trouver un chemin praticable pour partir d'ici. Lorsque nous retournâmes à notre point de départ, nous dûmes cependant nous rendre à l'évidence : nous nous trouvions sur une île.

Je soupirai profondément en maudissant le lac. Je commençais presque à regretter ma cellule dans laquelle, au moins, je ne risquais pas ma vie à chaque instant.

Formidable. Nous allons à nouveau devoir nous battre avec une large étendue d'eau.

— Elle n'est pas si large que cela, m'assura Arthur en regardant vers la rive. Et je crois bien avoir aperçu une barque non loin d'ici.

L'embarcation en question se révéla vermoulue et comportait un certain nombre de petits trous dans sa coque. Je la jaugeais avec un grand scepticisme.

— Il est hors de question que je monte là-dessus, déclarai-je solennellement.

Arthur commença cependant à la pousser vers le lac, comme si je n'avais pas ouvert la bouche.

— Nous n'avons pas le temps de la réparer, me lança-t-il en constatant que je ne bougeais pas. Guiffard de Longueville va certainement signaler mon passage vers Mundus. Je ne vais pas rester ici les bras croisés en attendant qu'Absalom vienne me chercher.

Je m'assis sur une pierre.

— Eh bien moi, si.

Le jeune homme haussa un sourcil.

— Tu tiens vraiment à rester seule dans ce château maudit infesté d'alligators ?

— Ce ne sont que des illusions ! Tu l'as dit toi-même.

— L'inondation était en revanche bien réelle. Elle pourrait recommencer…

Je lui jetai mon regard le plus noir et me relevai.

— Oh, tu es tout simplement impossible Arthur Montnoir ! Très bien, puisque tu insistes, nous nous noierons dans le lac plutôt que dans le château. J'imagine que cela ne fera pas beaucoup de différences.

— Nous ne nous noierons pas. La barque prendra un peu l'eau, mais nous pourrons probablement atteindre la rive avant qu'elle ne coule. Dans le pire des cas tu t'accrocheras à moi pendant que je nage, comme tout à l'heure.

— Formidable, répétai-je entre mes dents.

Je l'aidai cependant à mettre notre dangereuse embarcation à flots et montai dedans tandis que le jeune homme se saisissait d'une paire de rames gisant au fond de la coque. Dans un vain espoir de tenter d'éviter le pire, je posais mes mains sur les trous les plus gros. L'eau fila cependant rapidement entre mes doigts. Alors que nous ne nous étions éloignés que de quelques mètres, nous avions déjà un bon centimètres d'eau au fond de la barque. Après nous avoir fait tourner sur place, Arthur avait enfin fini par comprendre comment ramer correctement et je voyais la rive d'en face se rapprocher peu à peu.

— Heureusement que nous sommes déjà mouillés, remarqua le jeune homme avec bonne humeur.

— D'où te viens cette soudaine joyeuseté ? lui demandai-je avec méfiance.

Il m'adressa un sourire amusé.

— Je me suis fait la réflexion que Katsuo n'avait pas eu si tort que cela. Notre petit escapade ressemble de manière troublante à une sortie entre amoureux. Quoi de plus romantique qu'une promenade en barque sur le lac d'un château ?

— Ts ! Si c'est avec ce genre d'excursions que tu espères faire concurrence à Sigebert…

Amnesia. La geste d'Arthur Montnoir, livre 1 [terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant