55 - Notre Mère

Začít od začátku
                                    

« Le feu s'est déclenché vers 18 heures, on ignore les causes de l'incendie. Les pompiers sont arrivés sur zone. Ils sont entraînés à faire face à la situation. Une foule s'est amassée sur les quais. Pour l'instant on s'inquiète de voir les flammes grandir et se répandre le long du toit. Le préfet, la maire de Paris et le Président de la République ont annoncé venir sur place dans la soirée ».

Hé mais attendez, ça flambe là ! ça flambe vraiment ! Ce n'est plus une flammèche ! Oh la flèche ! la flèche !! Toute cette fumée... La charpente du 13e siècle. J'en oublie de finir mon repas. Impossible de détacher mes yeux de la vieille dame qui crame. Se calcine sous mes yeux. La flèche, bordel ! ça y est, elle tombe.

C'est une catastrophe. La manifestation des enfers. Notre-Drame. Vers 21h30, on voit enfin les jets des pompiers doucher la grande brûlée. Je ne savais même pas que des travaux étaient en cours. Je culpabilise. Avec Angelo, nous étions allés une fois sur le parvis, et ne prêtant aucune attention à l'édifice, j'avais photographié un homme qui nourrissait les oiseaux de ses miettes. À Noël, il y a longtemps, nous étions allés en famille à la messe. Nous fûmes parmi les derniers à rentrer dans le monument bondé, et de ma place, j'avais vu se refermer les lourdes portes de bois, échangeant avec mes sœurs un regard émerveillé. Pourquoi n'y suis-je pas allée plus souvent ? Pourquoi ne suis-je jamais montée dans les tours ? Il y a peu, Angelo m'avait rapporté une petite gargouille de caoutchouc, dont les pattes crochues et attendrissantes s'agrippent toujours à l'étagère de ma bibliothèque. Que s'est-il passé ? Elle a survécu à huit siècles, une révolution, deux guerres mondiales. Même les allemands en 41 ne l'ont pas abîmée. Et nous, un petit chantier et on la démolit. Quel abruti a jeté son mégot ? Laissé son chalumeau dans les poutrelles ? Et si c'était un gilet jaune ? Non, un terroriste !

« Les pompiers arrivés sur place écartent la piste d'un attentat et parlent d'un départ de feu accidentel. Il est 23 heures et l'architecte en chef de Notre-Dame a rejoint les équipes de secours. Il semblerait que l'ensemble de l'édifice soit fragilisé, c'est pourquoi les deux prochaines heures vont être cruciales ».

C'en est trop. Je vais me coucher. Et bien évidemment je peine à trouver le sommeil. Le visage de maman. Ses mains tâchées. Toutes ces années. Reine de douleurs. Je m'endors, me réveille, me rendors, et ainsi de suite, la tête trop peuplée. Il y a tellement de monde là-haut que même moi je ne sais pas combien on est. Si vous voulez la revoir une dernière fois. Il pleut sur Nantes. Un feu s'est déclenché à Notre-Dame. Je t'interdis de revoir ce professeur. Les pompiers sont sur place. Je viendrai te chercher à la fin de tes cours. La flèche du 19e siècle s'est effondrée. Je vais écrire une lettre à la doyenne. C'est une catastrophe nationale. Il pleut sur Nantes, donne-moi la main. Je te pardonne. Je te pardonne. La différence d'âge, c'est malsain. Pardonne-moi. Je suis au pied de Notre-Drame. Une tour flambe, avec ma mère dedans. Je dois monter dans la tour, aller la chercher. La sauver d'elle-même. Je vois tout en haut son visage, il est devenu de pierre. La tour s'effondre à mes pieds. Maman !

Je me réveille en sueur. Suffoquée. 5h10. Je me lève, lance le café et allume les actus. Elle est toujours debout, elle a passé la nuit. Je crois que j'ai dormi deux heures à peine. Inutile d'aller travailler dans ces conditions. Et puis les formalités m'attendent. Je dois retourner à l'hôpital, m'occuper de mon père. Lui ne s'est jamais occupé de moi. Laisse là les vieilleries Elevin, range Notre-Dame des douleurs dans le placard et ferme la porte à clé puis jette la clé dans le fleuve. Le courant l'emportera jusqu'à la mer.

Quand on perd quelqu'un, on voudrait rester enfermé et ne voir personne. Ne s'occuper de rien à part remuer la glaise collante des souvenirs. Mais non, il faut coordonner la cérémonie. Appeler le cimetière. Consoler les frères, les sœurs, les pères. S'oublier. J'ai toujours eu le chagrin solitaire. Le suicide, quel merveilleux moyen de nous faire tous culpabiliser jusqu'à la fin de nos jours. La vengeance bouffe les pissenlits par la racine.

Il est 19 heures quand j'ai tout terminé. Toujours pas de larmes. Mais une lassitude qui confine à l'atonie. Je vais dans Paris prendre des nouvelles de la cathédrale. Les stations Cité, Châtelet et Saint Michel sont fermées pour raisons de sécurité. Je descends à Hôtel de Ville et termine à pied. Sous le pont Mirabeau coule la Seine, et nos amours. Depuis le quai de Gesvres, je vois déjà des gens amassés, car au coin du pont d'Arcole, on voit l'extrémité des tours. À côté de moi, une femme entièrement vêtue de rouge se tapote un mouchoir sur le visage. Au pied de la mairie, des personnes sont montées sur les blocs de pierre qui entourent la place. Des touristes se hissent sur la pointe des pieds. Une vieille assise dans un coin du quai murmure en triturant un chapelet. Sur le terre-plein du carrefour, un Américain monte sa fille sur ses épaules pour qu'elle puisse voir le désastre.

Je comprends.

Je comprends alors que nous avons vu, impuissants, le feu torturer notre seconde maman. Une mère ignorée qui nous surveillait de loin. Sans nous gêner. Cette force de l'Histoire, ce grand corps qui a résisté aux guerres, aux révolutions, à la télévision, à Internet, à l'aïe phone et à la bêtise humaine. Tout le monde a les yeux levés sur l'église immobile et sévère. Et le temps tourne une page du grand livre des mères. Cathédrale de brume aux arches fantastiques. Cathédrale de boue qui retourne à son fleuve. On ressort les poèmes, les chants, les curés et les prières pour se faire pardonner par la dame de pierre. D'avoir si souvent passé à ses pieds, sans un regard, sans une pensée. Sans même admirer sa robe de calcaire. Et ainsi ont flambé sur ses toits le Moyen-Age, le romantisme, l'art gothique et les ongles arrachés que les ouvriers ont laissé sur ses bois. Les échardes perfides. Le vieil Hugo, la résistance, la foi du charbonnier,  les symboles magiques et les regards langoureux des amoureux transis, qui s'attardaient entre les piliers à regarder le profil des marquises. Moi je déteste les curés. Je ne crois pas en Dieu, mais je vénère son idée. L'âme de la bâtisse s'est-elle laissée partir ? Était-elle lassée des touristes et de notre indifférence ? Se sentait-elle à l'étroit dans notre époque ? Avons-nous froissé sa pudeur de l'avoir trop photographiée, nue, avec nos téléphones ?

Nous n'étions plus dignes de sa beauté.

L'Homme a toujours du mal à trouver son chemin. Ceux qui l'ont érigée, qui se sont échinés,  brisé les reins, déchiré les muscles, écrasé les doigts pour que nous puissions la contempler, sont nos frères en humanité. La cathédrale est usée, serrée dans les bras de la Seine qui la réconforte. Elle pleure sur notre ingratitude et ses larmes coulent dans le fleuve. La flèche nous indiquait le ciel, mais nous ne regardions que la télé. C'était là qu'il fallait diriger notre âme, loin des écrans. Mais la vielle dame n'est pas revancharde et n'excluait personne. Le touriste, le passant, l'officier allemand fatigué des batailles. Le banquier avec sa sacoche. Le clochard aviné qui profitait du spectacle au petit matin, avec son chien, la bouteille entre les pattes. Ne sommes-nous pas tous ses enfants ? Alors je pose là mon bagage, au pied de la maman de pierre. Je laisse grossir la boule au fond de ma gorge. Maman. Il pleut sur Nantes, donne-moi la main. Le dos courbé, la tête baissée, ça coule en silence sur le contour de la barrière de fer.

Je sens une ombre derrière moi, dans la foule. Une ombre qui se rapproche. Un dos long, des épaules larges. Une main se pose sur mon épaule. Je connais ce poids. Je connais ces parfums. Je tourne la tête. Il regarde hébété vers l'église, comme s'il n'y croyait toujours pas. La valise roulante qu'il tient à la main porte encore l'étiquette "Aeroporto italiano".

Monsieur le ProfesseurKde žijí příběhy. Začni objevovat