2 - Premier visage

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20 septembre 2000

Les feuilles commencent à peine leur chute inexorable pour masquer aux regards la dalle en béton de la faculté dont les plaques s'érodent sous les pas des étudiants depuis les années soixante. Les jours de pluie la laissent couverte de vastes flaques. Un moment d'inattention et plof ! Le pied trempé jusqu'à la cheville pour le reste de la journée... La faculté est délabrée, il faut le dire. Un amas désordonné d'amphithéâtres et de préfabriqués glacés l'hiver, étouffants l'été. Pas de miracle dans les salles de travaux dirigés non plus, des petites classes d'une vingtaine de places qui s'émaillent en file le long des couloirs du premier étage. Les environs se résument à des rues désertes, où les pavillons mansardés se disputent aux meulières. Pas un restaurant, pas un café mais un supermarché à 200 mètres de la station de RER. Saint Miry, tu es à pleurer, mais depuis deux ans que je viens ici tous les jours, j'ai fini par m'attacher.

Je suis arrivée ici en septembre 1998, après un baccalauréat pathétique. J'avais choisi le droit pour aborder un domaine nouveau, le plus loin possible de tout ce qui me rappellerait mes années lycée, mes années d'échec. Était-ce le droit qui m'avait choisie ? On avait raillé mon manque d'ambition.  Mes camarades envisageaient de grandes écoles de commerce ou d'administration. HEC, Maths Sup', Khâgne, ces perspectives me terrorisaient. Quand on me demandait l'orientation et l'établissement choisis, on moquait par ignorance une voie jugée facile, pépère. Lors des premières semaines de faculté, perdue dans ces allées de solitude, je rentrais le plus vite possible chez moi, sans parler à personne, insécurisée par tant d'inconnu. Le cours terminé, je ne pouvais rester une seconde de plus dans les amphis bourrés à bloc par près de six cents étudiants, dont certains assis par terre sur les marches centrales. Sans doute pour me rassurer, je m'asseyais toujours au même endroit : 3e rangée de la partie droite, 2e place. Immuable, mon siège en bois rabattable m'attendait avant chaque cours magistral, car en faculté un cours est magistral ou il n'est pas. On ne se contente plus de saluer les enseignants pas "Madame ou Monsieur". On dit "Monsieur /Madame le Professeur" ou rien. C'est le titre, et c'est la tradition. Je n'y vois pas une poussiéreuse contrainte sociale. N'en déplaise aux anciens élèves du lycée qui me toisaient, je me sens valorisée d'être inclue dans ce milieu d'excellence.

A force de m'asseoir au même endroit, j'ai sympathisé avec les étudiants qui s'installaient aux environs. En deux ans, nous sommes devenus inséparables. Il y a Thomas, petit brun au sourire éclatant, très doué au tennis et en droit civil. J'aurais pu le regarder pendant des heures. Nicolas, brouillon, inattentif en cours, mais nous avions en commun de pratiquer la voile pendant nos vacances. Cheveux châtains et yeux noisettes, des bras de navigateur où saillait toujours quelque veine poussée à la surface de la peau par des muscles solides. Anne-Charlotte, pratiquante de chant lyrique. Pétillante, souriante, la plus brillante d'entre nous. Puis nous avait rejoint en 2e année Joséphine. Égyptienne, fille d'un organisateur de combats de boxe riche, très riche. Pas très futée (en apparence seulement), elle m'a donné plus d'un fou rire. Et puis Jean-Baptiste, qui porte sa religion sur son visage et ses fringues. Lui aussi me faisait rire aux éclats : "Comment ? tu n'aimes pas Chantal Polissard ??!" s'exclamait-il alors que je relevais le côté coincé de Madame le Professeur de droit international. Il apportait le matin son bol de soupe aux légumes qu'il dégustait avant le début des cours, de sorte que l'amphithéâtre embaumait l'oignon et le poireau. "JB" a abandonné en cours de 2e année, me causant un vide difficile à combler. Tel était notre petit cercle, soudé aux rivets comme la coque d'un paquebot. Le plus souvent possible et toujours après chaque période d'examen, nous organisions une fête chez l'un de nous pour célébrer non les résultats mais la fin de huit semaines harassantes à travailler nuit et jour. J'étais intégrée à un groupe pour la première fois de ma vie. A ce moment là, je ne savais pas encore que ce serait aussi la dernière.

Et nous voici tous les cinq sur les bancs de l'amphithéâtre de licence, pas "sur la dalle" principale mais un peu à l'écart, au bout de la rue. Il est un peu plus petit que les autre, trois cents places environ : la sélection a écrémé les mille deux cents étudiants de 1998. C'est une pièce dans les tons jaune clair. A l'instar des théâtres antiques, l'amphi déploie sa colonne vertébrale vers le haut, comme un dinosaure. Le professeur se trouve en bas, un peu comme dans une fosse où s'élève quand même une estrade surplombée d'un double bureau. Derrière, un tableau noir dont ils ne se servent jamais. Ce matin là, l'amphi bourdonne comme une ruche. On attend Raimondo Casapolti, Professeur agrégé des facultés de droit, avocat dans l'un de cabinets les plus renommés de Paris, mais ça, je l'ignore encore. Et l'excitation du début d'année nous rend dissipés : ça papote, ça raconte des bêtises, ça ricane, ça chahute. Une classe de sixième. Appuyée sur un coude avec nonchalance, j'écoute Anne-Charlotte me raconter ses vacances et son job d'été. Lorsque l'ouverture de la porte de l'amphi coupe mon attention. Les rumeurs se calment en quelques secondes. L'homme qui s'engouffre dans la salle est si grand qu'il passe tout juste en hauteur. Un bon mètre quatre-vingt dix à mon avis. Impossible de lui donner un âge malgré les filets gris qui apparaissent dans ses cheveux coiffés en arrière. Je note cependant que des cernes de fatigue entourent ses yeux : celui-là doit dormir trois heures par nuit... Costume bleu marine, chaussures impeccablement cirées. Chemise bleu ciel, cravate rouge. Derrière les lunettes simples aux montures de fer ce sont des yeux d'acier qui vous transpercent. Vous foudroient. Le nez tombe sur une bouche fine, un menton masculin, on ne peut plus carré, impitoyable et bien dessiné. Dans la salle, le silence s'est fait face à cette montagne. Je n'ai jamais vu d'épaules aussi larges, de dos aussi long. C'est un roc. Un géant.

Il s'installe au bureau, branche le micro. Froid. Glaçant. Inamical. Un iceberg de sévérité. Son regard parcourt l'assistance, puis sa voix résonne. Grave, forte, elle semble monter du plus profond d'un château de pierre. Il parle lentement, ménageant ses silences. Et se dispense de dire bonjour.

"A partir d'aujourd'hui,  vous devez savoir que... les... facilités... que l'on vous a accordées lors de vos deux premières années... sont désormais révolues. Vous êtes parvenus en licence (1), tant mieux pour vous. Mais il ne va plus suffire... de juste connaître vos cours, appris bêtement par cœur, et quelques arrêts de cassation glanés dans la bibliothèque..."

J'échange un regard inquiet avec Anne-Cha'. De quelles "facilités" parle-t-il ? J'en ai bavé pendant ces deux années, comme jamais. J'ai même passé mon DEUG (2) au rattrapage. Douze matières à connaître sur le bout des doigts, deux cents feuilles de notes pour chacune, sans compter les fiches de travaux dirigés et les photocopies des livres. Des listes d'arrêts à n'en plus finir. Les derniers examens oraux, je les travaillais la nuit, ne dormant que de 3 à 5 heures, car j'avais consacré les huit semaines précédentes aux matières principales, à l'écrit. J'avais bossé jusque dans les chiottes. Même les vacances, même les weekends. Même le jour de Noël. Près du sapin je m'étais effondrée de sommeil sur le canapé de mes parents avant d'aller à la messe. J'étais sortie des partiels exténuée, vidée, lessivée. Je ressemblais à un croque-mort.

"Soyez conscients que... si vous voulez... persévérer dans la voie que vous avez choisie, les Professeurs qui encadrent les cinquième années... ne vous accepterons que si vous avez décroché une mention. Il ne suffit plus... de passer d'une année à l'autre en se contentant de rabâcher le cours pour obtenir tout juste la moyenne. J'attends de vous ...des qualités poussées d'analyse et de synthèse. Et seuls ceux qui en sont pourvus passeront dans l'année supérieure."

Le discours de Casapolti me terrorise. Je ne serai pas à la hauteur.

(1) A cette époque, on n'était pas encore dans le système LMD (licence/master/doctorat). On passait donc 2 années en DEUG, une en licence, une en maîtrise (l'actuel master) et une en "3e cycle" (DEA/DESS), l'actuel master 2.

(2) diplôme d'études universitaires générales, l'ancêtre de la licence 2


Monsieur le ProfesseurWhere stories live. Discover now