47 - Lettres d'amour

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8h07. Station Kléber, 20 décembre 2017. J'ai rendez-vous à 8h20 avec Adelia Garden et Raimondo Casapolti. Et ce métro qui reste en gare depuis dix minutes. C'est à devenir fou...

Je transpire sous mon manteau de laine bleu marine, avec ma veste de tailleur en dessous, dans la chaleur étouffante du wagon qui sent l'haleine chargée, la langue pâteuse et la nuit inachevée. Il fait pourtant frais dehors. C'est un de ces matins d'hiver à la lumière fraîche, aux rayons éclatants, qui éclaire d'espoirs les journées de décembre. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, la demande en mariage d'Angelo perturbant jusqu'au moindre souffle d'air que je tentais d'aspirer dans l'obscurité épaisse. Ma fièvre alterne mes pensées entre Angelo et Raimondo.

Est-il seulement possible de préparer ce que je vais dire à Monsieur le Professeur ? J'en arrive à la conclusion que je vais vivre un moment impossible à "préparer". Parce que ce moment devra se porter de lui-même. Certains instants ne se préparent pas. Ils volent devant nous, après nous, autour de nous, comme la fumée bleutée du hasard, et peut-être du destin.

Le métro redémarre enfin. Chaque minute me rapproche de lui. Je n'ai jamais mesuré avec autant de précision l'écoulement du temps et le rétrécissement de l'espace. C'est dans ma chair que toute seconde qui passe imprime sa marque. Chaque pas dans le couloir, chaque marche montée l'une après l'autre par mes pieds qui font semblant d'ignorer où ils vont. Soudain, l'air froid de Paris recouvre mon visage. Je remonte avec fébrilité l'avenue Poincaré, en direction de la place Victor Hugo. Je devine déjà la porte du Cabinet.

Mes jambes, ne vous dérobez pas.

Mon cœur, ne te précipite pas.

Respire.

Je traverse le boulevard, l'entrée de l'immeuble de luxe n'est plus qu'à quelques mètres. Je ne sais plus qui je suis. Où j'habite. Comment je m'appelle. Je me demande si les gens que je croise devinent en me voyant que je vais vivre quelque chose de fondamental. D'unique. Je suis tentée de croiser leur regard pour y lire leur étonnement. Mais rien. Ils restent aveugles et sourds.

Me rappellerai-je, dans 50 ans, quand je serai vieille, de l'odeur de l'air ce jour-là ? Des couleurs choses et des êtres ?

Je sonne à la porte et monte au premier étage. Le tapis rouge qui recouvre les marches de marbre absorbe le bruit de mes bottes. D'habitude, les talons claquent au sol. Ils sont devenus étrangement silencieux. Les hôtesses d'accueil me sourient. Je ne reconnais pas ma voix quand je leur dis de prévenir Adelia Garden de mon arrivée. Il est 8h21.

Je patiente ainsi entre le hall et la salle d'attente, ne parvenant pas à me décider de l'endroit où me poster. Je crois qu'ils vont venir du fond du couloir, et je voudrais avoir le temps d'observer Monsieur le Professeur avancer vers moi, de tenter de lire son expression. J'opte donc pour l'extrémité droite de la salle et m'absorbe dans la fausse lecture d'un dépliant du Cabinet. Les minutes s'écoulent. Mes doigts collent au papier glacé. Mon cœur cogne. Je respire de plus en plus vite. Je retourne ma mèche de cheveux, comme dans le temps, quand j'allais lui parler à la fin de ses cours.

Soudain, une ombre bordeaux se détache dans mon champ de vision : prise au dépourvu ! Ils sont arrivés par l'autre côté ! Adelia me tend une main chargée de bagues en or.

- Ah, bonjour Adelia.

Et je me tourne vers lui. Il est là. Il me regardait déjà. Le bleu clair de ses yeux traverse l'air jusqu'à moi. Il se tient debout de toute sa hauteur, tel un sphinx impénétrable. Nos mains se tendent et se rejoignent alors que nous faisons un pas l'un vers l'autre. Sa peau. Chaude. Seul un souffle de voix sort de moi, à peine audible.

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant