27 - L'air épais

2K 158 33
                                    


Dois-je l'empoisonner, lui faire bouffer de la tarte à la mort aux rats ? Lui proposer, sourire aux lèvres, une tasse de thé à l'éther ? Verser de l'engrais pour bégonias dans son café au lait ? Glisser une de ses boucles d'oreilles dans le cabillaud du dimanche ? L'étouffer dans son sommeil avec le manteau de fourrure de chez André Chastel que mon père lui a offert pour leurs 35 ans de mariage et qu'elle n'a jamais porté ? Où a-t-elle bien pu planquer ma pile de notes de droit du travail ? Je descends d'un trait à la cave où se trouvent machine à laver, sèche-linge, paniers. Rien. Dans la réserve de courses non plus. J'ai beau déranger leur empilement, les boîtes de conserves et les paquets de Petit Lu au chocolat gardent le silence. Rien là non plus. Je remonte dans les étages. Depuis la fenêtre de la salle de bains, je vois ma mère de dos tailler les haies qui nous séparent des voisins. J'en profite pour visiter sa chambre et son bureau. R.I.E.N.

Retournée enfin dans ma chambre, je m'assois au bord de mon lit, dans ma position préférée pour réfléchir. Je me passe les deux mains dans mes cheveux bruns dont le dégradé commence à s'estomper. Les mèches redescendent le long de mon visage. Je me passe les doigts sur les mâchoires, comme si j'avais de la barbe, en un geste masculin pas très recommandé pour une jeune femme, mais la virilité de ce mouvement permet de reprendre du contrôle sur moi-même. Les coudes posés sur les genoux, les poings serrés sur le menton, le regard rivé au sol, c'est ma posture de guerre. Napoléon n'aurait pas fait mieux. La pire erreur serait de prendre ma mère de front et d'aller lui hurler ma colère pour récupérer mes cours. C'est sans doute ce qu'elle attend. Elle profitera de mon agitation pour m'extirper je ne sais quel aveu sur ma « relation » avec mon Professeur, sur les sentiments que j'ai pour lui. Pas question. Je vais feindre le détachement, elle sera furieuse de ne pas avoir d'emprise sur moi, sur mes rêves. Pour récupérer les cours de droit du travail, il ne me reste plus qu'à demander à Anne-Charlotte, je serais même prête à supplier Nico les bras en croix de me prêter ses pitoyables notes qui ne reprennent que la moitié des propos de Casapolti. Cela me prendra des jours en plus de déchiffrer les notes de quelqu'un d'autre, des nuits entières à reconstituer le fil juridique de sa pensée. Je n'ai pas le choix. Des ronces circulent dans ma poitrine quand je pense au soin que j'ai mis dans mes propres notes, le moindre mot consigné avec soin. Ces cours sont le seul signe tangible, concret qui me relie à Raimondo Casapolti, finalement. Je regarde ma table de travail, la place vide où se trouvaient mes feuilles quadrillées. Maintenant il faut que je respire pour me calmer, laisser le souffle reprendre sa place. Rester en apnée ne me rendra pas service. Je me contrains à cinq minutes de respiration profonde : je ne peux pas me permettre de perdre une après-midi entière de révisions, mon planning est déjà trop chargé. Il faut donc que je m'apaise et que je révise une autre matière en attendant de récupérer les notes d'un de mes amis. Pour l'instant, ma rage impuissante ne me rendra pas mes cours. Il faut que je gagne du temps, d'autant que j'ai rendez-vous demain matin avec Marlène. C'est décidé, j'attaque le droit commercial : notes, bristol, stylo plume.

Je suis devant l'ancien immeuble de ma grand-mère. Ma mère est là aussi, devant la fenêtre du rez-de-chaussée où nous frappons d'habitude pour prévenir Mamie de notre arrivée. Je regarde mes mains. Des pattes de mygales sortent soudain de l'extrémité de mes doigts. Horrifiée, je tends les mains vers ma mère. Avec un sécateur de jardinage, elle coupe les pattes d'araignée, ce qui me cause une douleur épouvantable.

Je m'éveille en sursaut. Quatre heures du matin. Assise sur mon lit, essoufflée de ces visions, j'observe mes mains et revois les pattes noires, crochues et velues de mon cauchemar. J'attrape au pied de mon lit la bouteille d'eau dans laquelle je presse du jus de citron. Quelques gorgées d'acidité, de grandes respirations. Il me semble impossible de me rendormir. Je me lève, enfile ma robe de chambre et m'installe en pyjama derrière mon bureau. Le bail commercial et la révision triennale des loyers m'éloignent de l'épouvante.

Monsieur le ProfesseurWhere stories live. Discover now