64 - Feu qui souffre

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J'avance en hésitant dans le hall d'entrée de mon immeuble. L'éclairage automatique se reflète dans la chevelure platine de Marlène. C'est à ça, en fait, que je la reconnais. A mon approche elle lève les yeux, des yeux avec un désespoir comme je n'en n'ai jamais vu encore. Son regard m'envoie aussi des ondes de soulagement. Comme si Marlène avait été traquée, poursuivie, harcelée, et qu'elle pensait avoir trouvé enfin refuge. Blottie dans le coin entre les boîtes aux lettres et la porte qui donne accès aux appartements, elle s'anime en me reconnaissant.

- Elevin... Je... Je sais que je ne t'ai pas prévenue de mon arrivée, mais...

- Tu n'as pas besoin de me prévenir Marlène.

Alors notre vieille amitié resurgit, comme ça, tout d'un coup, sans prévenir. Nous tombons dans les bras l'une de l'autre, un peu gênées, un peu ravies. J'écarte une mèche de ses cheveux.

- Viens, on va monter chez moi, et on va se raconter nos vies avec une bonne tasse de thé, comme au bon vieux temps dans ton bureau chez la doyenne, hein ?, dis-je en faisait mine de ne pas remarquer ses blessures à la lèvre et sur la pommette dont la couleur ne m'inspire rien de très catholique.

Elle acquiesce, attrape le manche de sa valise roulante, et me suit dans l'ascenseur. J'ouvre ma porte.

- Entre, tiens, mets ta valise là près du canapé. Mets-toi à l'aise, retire tes chaussures. Je vais faire bouillir de l'eau.

Elle fait tout gentiment, posément, avec sa féminité naturelle, et surtout j'ai l'impression que ça lui fait du bien que je lui dise quoi faire. Comme si son pouvoir d'initiative s'était évanoui. Comme si elle avait besoin de se reposer sur quelqu'un sans être sur ses gardes.

Je verse dans la théière trois cuillerées de thé Betjeman & Barton. Un mélange de thé vert et thé noir, à l'ananas et au jasmin. J'ai plus de coquetterie pour le thé que pour moi-même, rapport aux années de faculté de droit et à la doyenne qui m'a transmis le goût de ce breuvage si noble et si simple à la fois. Je sors les tasses assorties à la théière, laissant de côté mon solitaire Whittington. Ce goût de la belle vaisselle aussi, date du temps de la doyenne qui traduisait des livres de Jane Austen en braille pour les aveugles. Faire le thé comme ça, pour Marlène, me ramène en arrière, et je ne sais pas si c'est agréable ou non. Et peu importe, ma meilleure amie de l'époque est là, je l'entends dans mon dos s'assoir dans le canapé, souffler, comme si elle arrivait au bout d'une course de fond.

J'apporte le plateau avec le thé sur la table basse et m'assois à côté de Marlène sur le canapé.

- On se croirait vraiment chez la doyenne !, dit-elle en voyant la théière et les tasses.

Au moins, je lui ai arraché un sourire, qu'elle a vite contenu à cause de sa lèvre fendue. Je nous sers deux tasses bien remplies, je sais que Marlène, comme moi, ne sucre pas son thé, et je sors les madeleines de leur emballage.

- Allez, bois, ça te fera du bien, le thé remet les idées en place disait la doyenne, je bois en son honneur et à ton retour avec moi. Tu es ici chez toi Marlène. Maintenant dis-moi un peu d'où tu sors...

- Excuse-moi encore d'être arrivée à l'improviste. J'arrive de New York, je ne pouvais plus rester là bas.

- Mais que faisais-tu à New York ? Tu y étais depuis longtemps ?

- Je m'y suis installée il y a douze ans, une fois que j'ai passé l'examen du barreau américain.

- Mais nan ! Tu es avocate Marlène ? Putain ! Je suis trop fière de toi !

Monsieur le ProfesseurWhere stories live. Discover now