34 - Forfaiture, infamie

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Je passe la nuit à tourner les possibilités dans tous les sens. Impossible de rendre les armes devant la puissance de Morphée : cette fois, c'est moi qui suis la plus forte, si l'on peut dire. Car je subis l'insomnie plus que je ne la vénère. C'est une déesse malfaisante derrière ses promesses. Elle vous donne du temps de vie supplémentaire, mais à quel prix... Allongée sur mon lit, les yeux dans le vide, je ne trouve aucune solution. La poupée a disparu, le message avec. Impossible de revoir Monsieur le Professeur : sa fille l'apprendrait, et elle me dénoncerait ainsi que Marlène au passage, pour fraude aux polycopiés. Un comble. Je n'ai quand même pas triché à l'examen ! Et même si je revoyais Raimondo par hasard, au détour d'un couloir ou sur la dalle de la faculté, je m'imagine mal lui dire que sa fille m'interdit de le voir. D'abord il n'est pas certain qu'il me croie. Et puis cela le porterait à penser que je ne peux pas me défendre seule. Non, il faut évacuer cette possibilité. Le vent de la nuit coule sur mes genoux par la fenêtre ouverte. C'est bon, un peu d'air frais. Le chat du voisin miaule devant la porte fermée du pavillon d'en face. Les feuilles des arbres bruissent dans une douce mélodie. Il faut que je respire, que je me calme. Mon magazine de yoga dit que ne rien faire peut parfois apporter la solution que l'on cherche, simplement parce que l'on met son cerveau au repos. Qui a volé la poupée à Marlène ? L'aurait-elle perdue dans le RER pour rentrer chez elle ? Mais non, elle a dit qu'elle l'avait mise dans une poche, fermée. Je ne vois que la possibilité du vol. Cela ne sert plus à rien maintenant de chercher à contacter Raimondo : la faculté va fermer jusqu'à la rentrée. Ma deuxième maison va rester vide pendant 6 semaines. Il est prévu que je parte en vacances avec mes parents et mes sœurs, du 6 juillet au 15 août. Départ la semaine prochaine. Il me reste largement le temps de faire ma valise. Demain, les résultats des examens seront affichés dans le couloir aux tableaux de liège. Je saurai si je passe en maîtrise ou si mon sort me réserve l'humiliation des rattrapages, comme à la fin de ma première année. L'incertitude des lendemains engourdit mon esprit. Mes paupières refusent de rester en éveil une minute de plus. Mes muscles se relâchent. Je ferme les yeux. Raimondo, prenez-moi dans vos bras. Dites-moi que vous ne laisserez plus personne me faire du mal. Passez vos mains autour de ma taille. Sur votre épaule, je trouverai enfin l'éternel repos...

J'ouvre les yeux à peine deux heures plus tard. J'ai donc dormi de 5 à 7 heures. Pas terrible. Je me lève avec la bouche empâtée et la tête qui tourne. Merci déesse des insomnies, tu as bien fait ton boulot. Mes yeux sont secs, comme si j'avais pleuré dans mon sommeil. Quel jour sommes-nous déjà ? Jeudi 30 juin. Je dois aller à la faculté lire les résultats des partiels. Dans la cuisine je croise ma sœur. Elle a passé elle aussi une nuit blanche, à travailler son concours d'infirmière. En enlevant un seul i, cela donne « infirmère ». Une idée intéressante qui plairait à un psychanalyste. Nous nous glissons un regard complice en avalant un café au lait. Les pensées sont solubles dans les petits déjeuners. Quand j'ai dormi deux heures, faut pas trop m'en demander. Je réunis mes affaires et prends le chemin de Saint Miry. Le stress monte peu à peu dans le RER à mesure que les stations défilent. Les rames sont presque désertes. On dirait que les banlieusards ont déjà pris la poudre d'escampette vers le bord de la mer. Je refais le tour de toutes les épreuves de cette fin d'année. Je ne crois pas m'être plantée quelque part, mais depuis la catastrophe de la première année, je reste méfiante. Saint Miry apparaît derrière les vitres crasses du wagon.

L'escalier de sortie sent le rat et la pisse de clochard, mon souffle commence à raccourcir. Dans moins de dix minutes, je saurai si je valide ma licence ou pas. Respire, Elevin. La faculté qui s'était vidée de ses étudiants pendant la conférence des Professeurs est de nouveau animée. Les locaux des syndicats ont rouvert leurs portes, au contraire de la librairie juridique, signant ainsi la fin de l'année. Il est étrange de se dire que cette période 2000-2001 est révolue, qu'elle ne reviendra jamais. Je ne reviendrai jamais en licence, je ne revivrai jamais ces cours, je ne verrai plus jamais Raimondo Casapolti dans un amphithéâtre. Quand je ne vais pas bien, je suis douée pour m'enfoncer : mille et une pensées aussi angoissantes qu'inutiles fourmillent dans mon esprit. Je touche déjà le fond, mais elles ont décidé de me faire creuser un peu plus. Je passe les portes vitrées et tourne au coin de l'escalier. Et là, BING !! J'entre en collision avec Anne-Charlotte !

Monsieur le ProfesseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant