54 - Printemps japonais

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_J'envie ce quelqu'un. Aucune femme n'a jamais risqué son intégrité physique pour me chercher.

Il fait une pause. Puis assène le coup de grâce.

_Je connais votre ami.

Une décharge d'adrénaline traverse ma poitrine.

_Ce n'est pas mon ami.

_ Il vous a amenée ici, avec les pompiers bien sûr.

Je suis réduite au silence.

_Et puis il est reparti. Il a toujours été comme ça. Même avec moi, un de ses plus vieux copains d'enfance. Il part, il revient, il disparaît pendant des mois et d'un seul coup, le revoilà, comme un diable sort de sa boîte.

J'essaie de l'interroger du regard. Il devine ma question.

_Il n'avait rien. Quelques bleus, tout au plus. Quant à vous, je vous libère. On va vous retirer tout ça, dit-il en désignant la perfusion et le pansement.

Une larme pointe au bout de mes cils. Il s'approche de moi et pose une main sur mon bras.

_Il reviendra, ne vous en faites pas, dit-il dans un sourire.

Je ne peux que lui sourire à mon tour tandis qu'il quitte la pièce.

En un instant, ma tension remonte, je me sens mieux. Une fois l'infirmière passée, je me rhabille, retrouve mon sac, mon jean que je tape contre le mur pour en faire tomber la poussière. Mon blouson. Je n'ai qu'une hâte, rentrer chez moi pour réfléchir à tout ça. Je prends l'ascenseur pour rejoindre le rez-de-chaussée, et la liberté. Arrivée aux abords des portes automatiques, une vision me saisit, à me couper le souffle. Monsieur le Professeur est là, assis dans la salle d'attente. Toujours en costume, toujours les chaussures impeccables, les fines lunettes d'acier, le regard d'un bleu immense, d'un petit océan. Je suis prise de panique. Le sang quitte ma tête, retombe au fond de mes chaussettes. Je me connais, cela veut dire que je ne vais pas tarder à tomber dans les pommes. Je sors, alors que mes jambes me portent à peine. Je crois qu'il m'a vue au moment où je passais la porte alors qu'une secrétaire crie « Hé mademoiselle, il faut récupérer votre dossier ! »

Pourquoi fuir ainsi ? Je ne sais pas. Je lui en veux, quelque part, de m'avoir laissée dans cet hosto sans un mot, sans un message. D'avoir disparu, d'être toujours si insaisissable.

L'air du dehors, enfin. Je longe les bâtiments de brique jusqu'à la barrière de parking. Un pas puis un autre. Le souffle haletant. Si je m'évanouis c'est foutu. Je devrais assumer cette humiliation en plus de la bêtise de cette fuite. J'entends des bruits de pas derrière moi mais je ne me retourne pas, je continue d'avancer, tout en sachant qu'il marche trois fois plus vite que moi, je serai vite rattrapée. J'ai envie de me retourner, de me jeter dans ses bras. Je serre les dents. J'ai la tête qui tourne. Sur le trottoir d'en face, un immeuble de résidence bien propret. Une femme en sort avec une poussette. Je traverse. J'entends vaguement un klaxon et quelqu'un qui gueule. Je n'ai même pas regardé avant de franchir la rue. Derrière les clôtures de la résidence très chic, il y a un jardin. Les portes de l'immeuble me resteront fermées. Alors je reste là, debout dans la pelouse. Les pas se rapprochent, et ils ralentissent en me rejoignant. J'attends qu'il arrive, terrifiée, peinée, le moral dans les godasses. J'ai mal au crâne. Une courbature dans la cuisse. Le mollet et la cheville supportent mal la marche forcée. En fait j'ai mal partout. Mal à la poitrine, aux poumons, au dos, aux épaules. Je ne suis plus qu'une surface de douleur. J'essaie de retrouver ma respiration. Quand j'étais étudiante, la prof de yoga disait toujours « Votre respiration est toujours là pour vous. Elle est une ancre, une bouée de sauvetage. Dans la peine, vous pouvez vous y raccrocher ». Alors je respire, et puis je suis essoufflée de toute façon. J'avale l'air par grandes bouchées.

Il fait si doux, on croirait un printemps. Un mois de mai en plein décembre.

Les pas se sont arrêtés derrière moi. Je sens deux mains qui se posent sur le haut de mes bras. Je tressaille. Il fait chaud, mais je frissonne.

Dans le jardin, il y a des buissons roses, comme de petits cerisiers japonais. Oui, on croirait un printemps. Les mains fortes n'ont pas bougé. Elles me tiennent avec vigueur. Dans un grand soupir, je suis en train de tout lâcher. Alors les mains me retournent, avec une fermeté déconcertante. Je ne vois rien avec ces larmes qui se renouvellent sans cesse. Mais au moins je pleure en silence. Le souffle coupé. La parole coupée. Il ne reste pas longtemps en face moi : il me colle contre lui, m'entoure de ses bras, et ne bouge plus. Appuyée contre sa poitrine, les casseurs me reviennent en mémoire. Les risques qu'il a pris pour me protéger. Je n'ai pas le droit de lui en vouloir. Oui mais pourquoi ces silences ? Trop de silence entre nous. C'est peut-être pour ça que les larmes continuent de couler, en silence, elles aussi. Tout autour, ce printemps de décembre se déploie. M'apaise. Je retrouve une respiration posée. Une dignité aussi. Il m'écarte de son corps. Il est bien là, en face de moi, pas seulement dans ma tête, pas seulement dans mes espoirs de vie meilleure, dans mes souvenirs d'étudiante en droit. Que dois-je lui dire alors que je ne l'ai pas vu depuis des semaines, des mois ? Ces maudits mots qui se dérobent. Il se met tout près, si près que je pourrais baiser ses lèvres, comme quand je lui parlais dans les couloirs de Saint Miry qui sentaient l'encre, la poussière et les livres de droit.

_Vous m'avez fait peur.

Je reste muette. J'ai perdu l'usage des mots. Je ne sais plus que le regarder. L'espérer.

_Que faisiez-vous dans cette bagarre de rue ?

La même question que le médecin. Si je ne parle pas, il risque de s'en aller. Alors ma bouche s'ouvre enfin.

_Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas.

Il me sourit. Pose ses mains autour de ma taille, et se rapproche de moi.

_Vous êtes une femme très mystérieuse.

_J'ai appris à bonne école.

Il rit, cette fois, mais d'un rire discret, déposé dans un souffle.

_Je vous ai sauvée mais je vous ai blessée, aussi. Pardonnez-moi.

Je pose mes mains en haut de son torse.

_Je n'ai rien à vous pardonner.

J'essaie de sourire, mais le bleu sur ma tempe me fait mal. Je m'abîme dans son regard. Je l'aime, c'est comme une pierre au cou qui m'entraîne. Il écarte une mèche de mes cheveux qui tombe sur mon visage.

_Je vous promets de faire attention. Et pour l'heure je dois bientôt repartir pour l'Italie. Mon père est décédé, je dois faire le tour de ses usines, reprendre en main les actionnaires du groupe, mettre au pas les fournisseurs, revoir les contrats de travail, enfin, vous connaissez.

_Oui, je connais, Monsieur. Mais vous détester, ça je ne peux pas.

Il m'embrasse, oh il m'embrasse de telle manière que je pourrais mourir.

Là.

Dans le plaisir de son baiser.

Là où se posent les après-midis de mai.

Monsieur le ProfesseurWhere stories live. Discover now