Chapitre 4. Visions

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« Garde les oreilles grand ouvertes
Et les yeux bien fermés
Ton iris est recouvert
Des images observées
Check »

Ma mère n'a jamais eu peur d'exprimer ses sentiments. Surtout à l'écrit.

Je l'entends toujours dire à mon frère qu'elle l'aime, à ses amis, à mon père évidemment. Ce n'est pas une grande pudique, elle est très démonstrative.

Malheureusement pour elle, les rares fois où elle a tenté de le faire avec moi, je l'ai aussitôt repoussée, jusqu'à ce qu'elle arrête, complètement.

Je ne m'attendais donc pas à me prendre une telle claque d'amour maternel en pleine figure. Il va me falloir du temps pour digérer tout ça. Vraiment beaucoup de temps.

Je traverse les couloirs du lycée au pas de course, le papier chiffonné dans le creux de ma paume. Il ne me faut que quelques secondes pour rejoindre le bureau de Berthier.

Ilyes est en train d'en sortir, il a sa mine de "Je fais genre que je m'en bats les couilles de m'être fait défoncer", mais je sais qu'à l'intérieur, c'est tout l'inverse.

— Attends moi là, je lui dis en m'efforçant de garder un ton calme, Tu finis à 16h ?

Il hoche la tête, la mine sombre, ça a vraiment dû mal se passer. Je pousse la porte du CPE  sans prendre le temps de frapper.

— Iris, la moindre des politesses c'est de...

Je lance le papier froissé sur son bureau avant qu'il n'ait le temps de finir sa phrase.

— C'est quoi votre but ? Essayer de me montrer que ma mère est une femme merveilleuse et qu'elle ne mérite pas que je la haïsse ? Vous croyez que je l'ignore ? Vous croyez que je ne sais pas qu'elle souffre à cause de moi depuis que je suis née ?

Pourquoi je lui déballe tout ça moi ? Aucune idée. Ça sort juste en face de cet homme qui est sans doute le seul que je respecte dans cet établissement. Mais ça me tue de me rendre compte que s'il a toujours été bienveillant avec moi, c'est grâce à ma mère. Je me sens trahie, un peu comme si j'apprenais qu'à travers lui, c'était elle qui veillait sur moi.

— Pas du tout, répond-il d'une voix calme, Je ne connais pas très bien votre mère. C'est peut-être une affreuse mégère. Même si je doute fortement que votre père ait pu resté marié presque vingt ans avec une gorgone.

Je sens l'énervement me gagner. Évidemment. Elle est belle, douce, fragile, tendre, aimante, elle est drôle aussi. Combien de fois n'ai-je pas vu mon père éclater de rire face à un trait d'humour de sa chère Clémentine. Ah ça oui, c'est la femme qu'il lui fallait et même si elle le quittait, il l'aimerait jusqu'à sa mort.

C'est ce qui me rend folle, j'ai l'impression qu'elle a toujours le bon rôle, tout le monde l'aime, tout le monde la traite avec attention parce qu'elle porte en elle cette maladie qui ne guérira jamais vraiment. À croire qu'elle n'a jamais fait souffrir personne, et que moi, en contrepartie, je passe ma vie à rendre celle des autres impossible.

— Alors qu'est-ce que vous voulez ? Ce n'est pas cette lettre qui me fera aimer ma mère.

— Ce n'est pas dans ce but que je vous l'ai fait lire. C'est pour ce qu'elle dit de vous. Vous avez plein de talents Iris. C'est très grave de les gâcher ainsi. Vous voyez, je suis athée à cent pour cent, donc ne croyez pas que je cherche à faire passer un message religieux ou je ne sais quoi. Mais je crois que nous partons dans la vie avec un certain patrimoine de talents et de dons, et que ne pas les exploiter est un gaspillage infect, qui nuit autant à soi qu'à la société.

Ce qu'on laisse à nos mômesWhere stories live. Discover now