47 - Lettres d'amour

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_Monsieur le professeur...

Il me sourit avec affection.

_Mais je ne suis plus Professeur.

_Pour moi, vous le serez toujours.

Il s'approche encore plus près. Comme avant. C'est comme si le décor pouvait changer en un instant, comme si les murs de l'université se dressaient de nouveau autour de nous. Il se rapproche encore, ses yeux ne quittant pas les miens, et pose ses deux mains sur mes épaules. Je me dis que c'est fort, un homme qui fait ça.

_Vous n'avez... pas changé ! Vous êtes absolument telle que je vous ai connue... Vos cheveux, votre visage...

Je m'apprête à lui répondre de même, lorsque je réalise que sa crinière d'antan est peut-être un peu plus grise. Qu'il est peut-être un tout petit peu moins grand. Mais je n'ai pas assez d'yeux pour le regarder. Pas assez de vitalité pour lire les reflets de violette fanée installés sur ses traits. Les mots me manquant, il reprend :

_En quelles années était-ce déjà ?

_L'année de ma licence, en 2000-2001. La vieille faculté de Saint Miry...

Ses mains ont quitté mon corps. Il se tourne vers Adelia pour l'inclure dans la conversation. Car j'avais espéré qu'elle nous laisserait seuls, mais elle semble vouloir assister à notre rencontre. Il lui explique donc les détails. Après tout, elle a servi d'intermédiaire.

_C'était une petite fac', un ancien lycée composé de préfabriqués.

Je ne parviens à rien d'autre qu'appuyer son propos.

_Il y faisait très chaud en été et on glaçait en hiver !

Il se tourne de nouveau vers Adelia et lui souffle à demi-mot :

_Je devais dire beaucoup de conneries !

Son humour ! Qu'il est bon de l'entendre à nouveau.

_Ça dépendait des jours, mais je me souviens par exemple de l'épreuve orale que vous faisiez passer dans votre bureau.

_Oui, je faisais passer les oraux par brochettes de 3 étudiants, même 5 à la fin, explique-t-il à sa consœur, qui s'étonne de cette pratique.

_Ah bon ? L'université vous permettait de faire cela ? C'est étonnant car c'est dur quand même pour les étudiants, non ?

_Mais pour peu qu'on soit un peu malin, il suffisait de choisir les étudiants avec qui on passait l'oral de manière à avoir le dessus !, dis-je avec empressement.

Écartant la main et sans dire un mot, Raimondo me désigne à Adelia comme l'exemple de personne qui comprend les sous-entendus. Évidemment, cela faisait partie de ses méthodes de sélection des meilleurs étudiants. Il voulait en fait nous préparer à la concurrence qui s'exerce ensuite entre avocats. L'étudiant qui comprenait qu'il voulait introduire un minimum de compétition montait dans son estime. Je me souviens que j'avais parfaitement décrypté son stratagème. Et il l'avait vu le jour de l'oral, je m'en rappelle comme si c'était hier. Il dit à Adelia :

_Vous voyez, je les formais déjà à être meilleurs, et certains, pas tous, mais Mademoiselle faisait partie de ceux-là, étaient capables d'en comprendre l'importance.

Il se rapproche de moi, très près, très près, pose ses deux mains sur le haut de mes bras, plonge l'éternité de ses yeux dans les miens. Je ne résiste pas à son attirance. Je suis poussée vers lui par un courant trop puissant, par une coulée de désir. Sa voix brise en éclats quelques secondes de silence. Il parle lentement, en faisant des pauses entre les mots pour les appuyer. Comme avant. C'est si bon de l'entendre à nouveau.

_Écoutez... faites-vous une vie extraordinaire. Avec vos compétence, avec votre charme...

Continuez. Continuez, je vous en supplie. Ne me laissez pas là. Gardez-moi.

_Faites-vous une vie... extraordinaire...

Je regarde le temps s'écouler dans son regard. Je sais que ses mains vont me quitter.

J'aurais tant à vous dire, me crie un sanglot intérieur. A-t-il perçu que j'étais sur le point de craquer quand il me dit :

_Allez, je vous embrasse...

Cette phrase sonne alors comme un nouvel adieu. Comme s'il me disait qu'il est temps de nous quitter. À nouveau. Je ne veux pas. Mes deux mains montent alors jusque ses bras. Je ne peux pas me jeter à son cou ici, en plein hall du cabinet, avec Adelia Garden qui tient stupidement la chandelle.

Alors je le laisse m'embrasser. Son visage subitement se colle au mien. Nos joues se rencontrent, s'appuient l'une à l'autre. Je suis étonnée de leur douceur.

Il me regarde une dernière fois et s'en retourne vers l'escalier. Je reste un instant pétrifiée avant de réaliser qu'Adelia Garden m'attend pour assister à la conférence du jour. Je la remercie une seconde fois, alors que je sais que c'est peut-être le remerciement de trop. N'aurait-elle pas pu deviner que je voulais le voir en privé ? Aurais-je dû prendre le risque de la froisser en lui demandant de nous laisser ? Peu importe, c'est fini, maintenant. La conférence se déroule sans que je n'entende un strict mot. La journée se passe sans que j'en vive la moindre seconde. C'est déjà le soir, et je suis restée avec lui. Tout est figé en moi : émotions, intellect, conscience, raison. Je suis bloquée.

Sitôt sortie du travail, où je me suis enfermée dans une bulle sans adresser la parole à personne, des émotions indicibles prennent possession de moi. Je suis devenue leur proie. Plus rien d'autre ne m'agite. Je suis vitrifiée entre les images du passé et du présent. Impossible de m'échapper de cet aller-retour constant. Et lui.

Lui.

De retour chez moi, je sors un bloc de papier. Ce que je n'ai pas pu lui dire, je vais lui écrire. Sans intermédiaire. Mais aucune formule ne me satisfait. Stylo en main, courbée sur mon bureau, fixant le relief du papier, je hurle de rage comme un écrivain maudit. Je SUIS maudite. Les lettres se refusent à moi. Elles s'obstinent à se désagréger, à se désaccorder les unes des autres pour former mes mots si dérisoires.

Elles restent désunies.

Elles s'éparpillent comme une lettre d'amour qu'on crie, qu'on rature et qu'on déchire, qu'on lit et qu'on relit sans jamais oser la partager.

Une lettre sombre comme les chambres du cœur.

Monsieur le ProfesseurWhere stories live. Discover now