Ça va faire mal.

Bercé par ce son qui me hérisse le poil, je reprends une taffe de nicotine malgré mon agent qui, depuis tout à l’heure, me jette des regards noirs pour me rappeler à l’ordre.

— Chester, ne commence pas à te faire remarquer ! relève t-il, les sourcils froncés.

Je plante mes yeux dans les siens avec un rictus sardonique, et en guise de réponse, je reporte la clope à ma bouche en prenant tout mon temps pour inhaler le tabac. L’arrogance demeure ma meilleure riposte, je soigne mes mauvaises manières afin qu’il assimile mieux le message : « Va te faire foutre ! »

Allergique à l’autorité, j’ai ce besoin quasi viscéral de remettre en cause les directives qu’on se plaît parfois à me donner. J’ai aussi la fâcheuse tendance à réagir à chaud quand quelque chose me déplaît, et mon agent sait jusqu’où je suis capable d’aller lorsqu’on s’obstine à titiller un peu trop mes nerfs. Il y a une ligne rouge à ne pas franchir, et il faudrait être assez stupide pour ne serait-ce que la frôler. Mieux vaut ne pas jouer avec moi, sauf si la personne a la peau assez dure pour supporter les morsures. Et le cœur assez solide.

Même s’il est interdit de fumer ici, personne ne me dictera ma conduite. Je me trouve dans mon élément, alors qu’on me foute la paix, à la fin.

Irrité, mon agent secoue la tête et finit par abandonner la partie. Pas très marrant, finalement. J’avoue être un peu déçu. J’aurais voulu un peu plus de mordant afin de mieux le mener à la baguette, mais c’est dans le tempérament de Chuck : il fuit la confrontation. Et il a pris conscience qu’il venait de frôler la ligne rouge. Aussi docile qu’un petit chiot effrayé, je le regarde faire les cent pas au milieu de la loge. Il ne cesse de se tripoter les mains. On dirait que c’est lui qui s’apprête à monter sur scène.
Ah ! Mon Chuck… Tu me files le tournis, à force !

Aussi fin et léger qu’un cure-dent, il n’a rien d’un Chuck Norris. Ce trentenaire marié, avec un gosse à charge, a la phobie de la foule et se montre un peu hypocondriaque. Il ne se sépare jamais de son désinfectant pour les mains à la fraise. D’ailleurs, je n’arrive plus à en supporter l’odeur, ça me file la gerbe.

Chuck marmonne dans sa barbe des choses que je ne réussis pas à décrypter, il passe de temps à autre une main dans ses cheveux bruns afin de dégager les mèches qui tombent sur ses lunettes rondes. À titre personnel, je n’ai rien contre les binoclards, mais sur cet homme, je trouve que ça lui confère un air vachement coincé. Et ce n’est pas un a priori. Il l’est. Bien qu’il demeure un peu stressé sur les bords, Chuck excelle dans son taf depuis le lancement de notre carrière. J’ai une confiance aveugle en lui concernant la prise de nos rendez-vous, l’élaboration de notre planning, ainsi que la signature de contrats intéressants.

Ce gars a du flair, un grand sens de l’organisation et du relationnel. Il a su gérer d’une main de maître toute la logistique et notre confort durant la tournée. Je pensais qu’il allait craquer sous la pression, mais non. Il m’a impressionné et j’avoue être parfois trop dur avec lui. Cependant, la confiance, ça se mérite. Elle se gagne par les actes autant que par la loyauté. Et je l’accorde rarement, car donner sa confiance à tout-va, ça signifie baisser sa garde et augmenter le risque de se faire baiser bien profondément.

Depuis la salle de concert, la foule se met à crier le nom du groupe à l’unisson.

CHAINLESS, CHAINLESS !

Tainted hearts (Tome 1) Publié chez les Éditions Plumes du Web Where stories live. Discover now