Chapitre 15 : Deux oiseaux noirs au bord du nid - Première partie

Depuis le début
                                    

- Petite fleur bleue, qui t'a fait si vénéneuse ?

Comment fais-tu, comment fais-tu, dis-moi, pour trouver dans l'instant les réponses du monde invisible, ces réponses instinctives qui semblent à première vue un charabia dénué de sens, mais qui touchent à la vie, au déchirement originel, à nos deux corps debout face à cette tombe, ou allongés dans ce lit, nos deux corps que tout assemble et que tout oppose... Tu as dit « Mon père, ton père, le sien », désignant la plaque funéraire d'un signe nonchalant du menton, ajoutant de ton ingénue sagesse :

- Les fleurs bleues poussent à l'ombre des grands arbres. Le vent souffle et elles plient, tandis que l'arbre danse. Mais elles sèment et se propagent. Quand leurs racines s'étendent, quand leurs pétales tombent, la terre se gorge de venin. Un jour, les petites racines étoufferont les grandes. L'arbre mourra. Vois-tu, comme cela est simple ?

- Et alors, qui apportera l'ombre aux petites fleurs ? As-tu pensé qu'elles ont peut-être besoin d'un peu d'ombre, pour vivre ?

- Alors ce sera un combat qui s'achèvera toujours au seuil de la mort. Elles se battront, et peut-être qu'au milieu de la lutte, ils trouveront là un équilibre, une entente, un peu d'amour même, le temps de voir de nouveaux arbres flamboyer, de nouvelles fleurs gicler leurs couleurs à la face du monde. Mais la guerre, Alain, la guerre toujours. Lui, il est mort, et je peux l'aimer en paix.

Le regard à l'horizon de la mer, Julia continua de se souvenir de tous les moments qu'elle avait passé avec Alain, mais loin de s'appesantir sur les aspects de leur relation, c'était sa propre attitude qu'elle passait au crible. Cette jeune fille de quinze ans qu'elle était alors lui semblait à la fois si intime et si éloignée d'elle à présent. Elle avait conservé ce même sentiment d'être en marge, incomprise, mais les raisons en étaient totalement différentes. La jeune fille introvertie, sage et trop cultivée au goût de ses camarades de classe avait laissé place à son pendant sombre. L'introversion s'était mue en indifférence, la sagesse s'était tue au profit de l'imprudence et le savoir... Il n'y avait plus de place pour le savoir dans cette équation qui favorisait l'expérience des sens à l'usage de la raison. En cet instant, Julia en était sûre, il devait bien y avoir une variable capable de changer la nature de l'équation, et elle était bien décidée à la trouver.


***


Pour apaiser son esprit agité, Julia ne trouva d'autre solution que de se réfugier dans le travail. M. Callini, ce professeur avec qui elle avait eu tant de mal à s'entendre dès le début d'année, était devenu un précieux allié au cours des semaines. Il lui fallait certes beaucoup de concentration pour ne pas se laisser dévorer par l'inquiétude et l'énervement qui naissaient en elle chaque fois qu'elle croisait Noa au lycée ; ses weekends continuaient toujours de prendre l'allure anarchique qu'elle avait jusque-là tant chérie en compagnie de Lysandre et Jordane, mais qui ne parvenaient plus totalement à la sécuriser. L'apparition inattendue d'Alain dans sa vie avait ravivé un vieux sentiment enfoui, de dépossession de son propre corps. C'était cela, qu'il avait fini par faire en la glorifiant comme sa muse et rien de plus. C'était cela qu'elle avait réussi à fuir avec Victor et qui la submergeait de nouveau à présent. Etre transfigurée volontairement par l'art, oui, mais dépossédée, ça, jamais plus. Alors, retrouver M. Callini en semaine, préparer son avenir, le sien et celui de personne d'autre, avec l'assurance de ne pas s'égarer en chemin, tout cela parvenait à garder l'esprit de Julia occupé et, étonnamment calme. Elle ne pouvait réellement dire pourquoi, mais elle avait fini par apprécier ces rendez-vous presque quotidiens, au point de les attendre avec hâte.

M. Callini et elle avaient pris l'habitude de s'installer dans une petite salle insonorisée de travail, suite aux nombreuses réflexions qui avaient été adressées au professeur lorsqu'il tentait d'expliquer, un peu trop fort, semblait-il, un point de grammaire à Julia. Il lui préparait un programme d'exercices, qu'elle réalisait en silence tandis qu'il vaguait à ses propres occupations. Puis, il prenait un moment pour corriger ses fautes et lui faire comprendre ses erreurs. L'ambiance était toujours très cordiale. Bien que la conversation sortait de temps à autre de sa voie, M. Callini parvenait toujours à la réorienter avec professionnalisme. Combien était-il passionné ! Tant par la culture que par son métier. Julia n'en revenait pas, de voir le temps qu'il passait gratuitement à l'aider. Elle le lui avait fait plusieurs fois remarquer, mais il l'avait chaque fois interrompue d'un geste vague de la main, lui assurant qu'il avait déjà accompagné plusieurs de ses élèves de la même manière, et que cela lui prenait en réalité moins de temps qu'elle ne l'imaginait. Elle regretta d'avoir pensé un jour qu'il ne s'agissait que d'une façade qu'il affichait aux réunions parents-professeurs. M. Callini était un enseignant né, comme il en existe peu. Plein de pédagogie, jamais pédant comme Alain pouvait l'être, pas démagogue pour autant. Avec lui, elle avait l'impression d'avoir une voix, d'être entendue, et justement accompagnée, sans contre-partie. C'était une impression nouvelle, et extrêmement curieuse.

Parle-moi du bonheur (professeur-élève) - TERMINÉEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant