Chapitre 24 : 1944 ( 5/9 )

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Mes doigts viennent toucher le curieux liquide chaud, que je me mets à frotter machinalement entre le pouce et l'index pour le durcir.

Mon souffle de respiration retombe doucement sur mon visage, et le sable humide emprisonne mes paupières fermées depuis déjà un bon moment. La douleur s'impose progressivement, en commençant par l'extrémité de mon corps.

Mes ongles, d'abord, subissent la pression de la boue, de la terre et du sable coincé sous la kératine. Je sens les palpitations de chaque veine de mes chevilles, chaque contraction musculaire, chaque mouvement d'articulation.

D'ailleurs, une sensation désagréable se dégage de mon genou, au niveau des ligaments. Le mal-être s'accentue au niveau de mes hanches, collées par la sueur à mon vêtement infect. Ma cage thoracique est anormalement surélevée, mettant en évidence le contour de mes côtes. Le spectacle affligeant de ma totale maigreur reste partiellement dissimulé sous mon habit, à l'exception de la vue horrifique de mes poignets.

Tandis que mes membres me démangent atrocement sous la chaleur actuelle, je devine la présence de plaques rouges sous mes aisselles, et au creux de mes coudes. Le sol porte ma nuque, mais je porte seule les souffrances qui s'en allie.

Je le sens partout, ce liquide.
Je le sens par le goût. Par l'odorat.

Il s'insinue sous mes lèvres, me titille les narines, s'infiltre dans mon esprit.
Il s'introduit dans le sable, pour ne former plus qu'un avec la Terre.

La mémoire des habitants de cette Terre m'appelle, elle a besoin de mon aide pour affronter le monde et ses préjugés. Alors je me force à me relever de cette échec, et à ouvrir les yeux.

J'entends la vie.
J'entends les peines.

L'obscurité rassurante disparaît brutalement, laissant place à la tourmente des grains de matière dans mes pupilles dilatées. Je papillonne automatiquement des cils, ne faisant qu'aggraver la torture de la sécheresse actuelle.

Je vois d'abord des ronds de couleur, flous, sans aucune profondeur, ni dimension, ni forme particulière. Les couleurs, éclatées, séparées et éparpillées en arc-en-ciel, sont soudain rassemblées en un être unique appelé le spectre de la lumière blanche.

Quelque secondes plus tard, je peux percevoir le contour d'un visage masculin, aux traits grossiers. La lumière se tamise, les sons se tranquilisent, et je pousse un cri d'horreur. J'ai peu de mal à reconnaître l'homme courbé sur mon corps enseveli.

Le bison.

Des yeux bouffies, une moustache poivre et sel, l'expression du visage sans pitié, aucun doute sur son identité. Mon tatouage sur l'avant-bras s'en rappelle encore.

La première image qui me revient est celle du mourant, dans l'ombre du coin de cette même pièce, me tendant une main faible et tremblante que je me souviens refuser. Comment ai-je pu être aussi abjecte envers l'un de mes confrères ?

Maintenant, à sa place, je me rends compte de toute la grossièreté que représente mon indifférence. Je ne pouvais comprendre, à ce moment, à quel point chacune des vies, ici, était importante aux yeux du monde, et que la survie en général n'avait pas pour solution l'indépendance et le repli sur soi. Bien au contraire, elle reposait entre autres sur la confiance, l'altruisme et la solidarité.

Joseph avait tort.

Il ne me faut pas préserver les mémoires des autres, mais directement leur vie.

Fallait-il vraiment attendre que je sois dans la position-même du mourant, pour comprendre toute la rondeur complexe de ces valeurs ?

Mon regard tombe au sol, soumis au bison qui tape scrupuleusement les talons de ses bottes militaires dans un rayon de cinq mètres autour de moi. Mes yeux se posent ensuite sur une forme immobile, perdue dans l'obscurité de la salle nauséabonde.

Une forme humaine.

Des paupières boursouflées encore brûlantes, un visage disproportionné, des lèvres ensanglantées, une poitrine lacérée par les coups, des vêtements en lambeaux gisants sur le sol, des ongles en décomposition : un cadavre.

Serais-je en train de découvrir mon propre reflet à travers un miroir ?

Je manque d'hurler lorsque mon éventuel reflet se met à subir de mystérieux spasmes, par violence progressive.

Si ceci est vraiment la réalité de mon corps à travers un miroir, alors je suis en train de voir le fameux dernier coup de grâce. Je me demande quand viendra l'instant du tunnel et de la lumière blanche.

Mon âme s'est déjà envolée et survole mon corps pour observer ses derniers instants. Cette vision en est d'autant plus effrayante lorsque mon corps ouvre les yeux, et que les yeux concernés ne sont pas les miens.

Le confinement désespérant dans mon propre état d'esprit a dû m'empêcher de pouvoir remarquer que je n'étais pas la seule mourante dans la pièce.

J'observe le moindre mouvement de ses spasmes, poussée par une étrange impression qui me met hors de contrôle : cette mourante n'est autre qu'Huguette.

Méconnaissable.
Défigurée.
Monstrueuse.
Inconnue.

Après la perte de notre identité morale et psychologique, les Allemands enchaînent sans répit avec notre identité physique.

Je ne reconnais ni son visage, ni ses membres, mais plutôt sa façon de souffrir, et, même si ce n'est pas mon corps à travers un miroir, je me devine à travers elle.

Huguette voit d'abord mon état, puis elle me voit. Elle ressent encore la douleur des coups sur sa peau, les premiers étant les miens. Son expression passe rapidement de la colère à la peur, de l'incompréhension à la détresse :

- Louise... appelle-t-elle dans un gémissement.

Les talons du bison cessent aussitôt de tambouriner sur le sol. Les tremblements d'Huguette s'enveniment lorsqu'elle crache :

- Va crever, Ève.

Évidemment, ses paroles laissent penser que la vengeance m'attend entre ces murs. Huguette voudra venger le sang par le sang, en me tendant un piège afin d'éponger superficiellement la mort de Louise.

Je l'aurais mérité.

Mais, ce que j'ignore encore, c'est qu'une relation incompréhensible va peu à peu germer entre nos deux êtres souffrants à l'unanimité...

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Hey,

J'espère que le chapitre vous a plu. J'attends vos retours avec impatience !!

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Je vous aime,
Elo

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