Chapitre 8 : 1942 ( 1/10 )

538 64 22
                                    

Lumière froide.

Je me réveille brusquement, une sueur glaciale coulant le long de ma nuque.

En une seconde, je me rends compte que j'ai réussi l'exploit de dormir sur la paillasse à l'odeur insaisissable. Malgré mon sommeil, je me sens épuisée comme la veille, si ce n'est même plus. Je ne me rappelle pas avoir marché, ni même ouvert les yeux entre l'appel de la nuit et le Block. C'est comme si j'avais somnolé, je n'étais présente que physiquement. Je pensais au dernier regard suppliant de la femme inconnue dans ma direction.

Je me recrocqueville sur le côté, serrée contre le mur. Il ne fait ni chaud ni froid, mais la situation est brûlante. Je ne sais pas du tout si j'ai la possibilité de bouger de mon sarcophage.

J'ai comme une douleur dans l'arrière-crâne, sûrement dûe au milieu inconfortable dans lequel je commence mon chemin vers la fin. Ici pas de civilisation, retour aux principes primitifs.

Que va-t-il encore se passer d'inhumain aujourd'hui... Combien de morts vais-je devoir subir à ma vue ? Serai-je l'un d'eux ?

Avec étonnement, je remarque alors deux pupilles vertes luisants dans ma direction depuis les étages du Block.

Je m'appuie sur mon coude gauche, surprise, de façon à mieux dévisager l'adolescent qui me fixe. Il n'a que quinze ans tout au plus. Son aspect fragile mais déterminé lui en donne douze. Son crâne rasé laisse apparaître quelques poils rebelles de couleur rousse. Un Anglais ? On m'a toujours dit que les Anglais demeuraient roux. Si c'est le cas, je ne pourrai pas communiquer avec lui. Je ne connais que très peu de mots anglais.

Il ne reste plus rien de ses joues, que je devine bouffies auparavant. Je me demande si sa famille a été malheureusement capturée avec lui. Il semble pour le moment le seul survivant de son âge. Si les ennemis l'ont jugé apte à travailler, c'est une bonne chose. Peut-être que, anglophone, il servira de traducteur entre nous et les nazis.

Bientôt, le garçon détourne les yeux, par précaution. Je le regarde quitter sa paillasse gracieusement, sautant dans le vide. Ses pieds sales se posent délicatement sur la terre ferme. Silencieux et rusé comme un renard, il se dépêche de filer hors de ma portée pour atteindre l'autre partie du Block.

J'abandonne la partie et reste accroupie sur mon tapis jaunâtre.

Subitement, alors que je songe au comportement étonnant du jeune garçon, des coups assourdissants résonnent contre la porte du Block. S'ensuit des ordres en Allemands.
Le faux-repos est terminé, le véritable esclavage commence.

Le Block est très vite en mouvement continu. Les plus près sortent les premiers, se poussent les uns les autres pour sortir. Les plus forts tirent les limites, les plus faibles se voient garder l'arrière du groupe. C'est avec surprise que je vois mes compagnons s'arracher les premières places. Comment pouvons-nous être si sauvages entre nous ?

Mais très vite je comprends la cause : la faim.

Pouvoir enfin se nourrir ? Je deviens comme les autres sans pouvoir m'en empêcher. Vite, sortir. Sentir le monde à portée de mains, se nourrir et survivre. Le souffle court, je me retrouve en file indienne, dehors.

Je suis l'avant-dernière, malheureusement. Va-t-il tout de même me rester quelque chose au fond de la marmite ?

J'attache beaucoup d'importance à cette nourriture. Si j'arrive à survivre, c'est pour ma famille. Cette force m'est donnée pour que Gabriel fasse parti de celle-ci, afin que nous puissons à notre tour être féconds.
Donner la vie, et non pas mourir injustement avant d'avoir le souhait d'être mère.

Dans la file qui attend le précieux bien éphémère, je pense à la mère aimante que je pourrais devenir si j'en avais le choix.

Serais-je une bonne mère ?
Gabriel, je n'ai aucun doute là-dessus, serait le père rêvé absolument parfait.

Je devrai progresser pour devenir une mère capable de protéger son enfant. Quel soulagement d'être source de vie, d'accomplir sa destinée de femme ! Mon descendant aura une éducation exemplaire, je lui donnerai l'amour que je lui porte : assez pour qu'il puisse grandir et s'épanouir, mais je ne tomberai pas dans le piège pour qu'il haïsse sa mère en retour. Non, je ne veux plus de haine.

Plus jamais.

Sans m'en rendre compte, je suis passée de l'hypothèse impossible cachée derrière le conditionnel à la possibilité sûre du futur.
J'y crois. Je dois y croire, pour rester.

Je commence à imaginer plus que jamais cet enfant. C'est devenu un petit garçon, avec une frimousse d'ange comme son père. Imaginer, croire, penser, se nourrir de tout cela fait ralentir la faim physique.

Ce jour-là, un dimanche, il commencera son éducation juive. Ma famille respectera les traditions, et moi aussi. Je ne souhaiterai que son bonheur à travers notre religion.

Puis, un peu plus tard, ses cheveux dorés s'épaississeront. Il deviendra un garçon déterminé mais lunaire, comme sa maman.
Comme moi.

Le matin, il se réveillera souriant, en paix avec le monde et surtout en paix avec lui-même. Il mangera à sa faim.
L'après-midi, nous nous promènerons sur les bords de la Seine, et je me souviendrai de mon adolescence passée ici. Il pointera du doigt les oiseaux qui volent, libres, et je lui dirai que nous aussi sommes libres.

Je lui apprendrai la valeur de ce mot, je lui dirai d'y prendre garde, de le garder en tête, et de se battre pour le retenir.

Je lui dirai de clamer haut et fort que la vie est belle, et qu'il ne devra s'arrêter que lorsqu'il aura les poumons en feu. Je lui raconterai mon expérience sur la mort, et celle de papa aussi.

Papa, parti à la guerre pour la liberté des oiseaux de Paris. Pour lui.

Le soir, fatigué mais heureux, je déposerai une simple mais véritable preuve d'affection sur son front.

Soudain, les pensées s'envolent. La file des détenus avance.

Ne rêve plus, Ève, il faut te battre.

●●●●●

Cette fois-ci, j'ai besoin de votre optimisme dans les commentaires : quel serait votre meilleur message d'espoir à faire passer à Ève pour qu'elle puisse survivre ?

À très bientôt ;)

PS : Merci beaucoup pour les 1K ! Sans vous, lecteurs, jamais je n'aurais eu le courage de continuer à publier !

415824Où les histoires vivent. Découvrez maintenant