Chapitre 12 : 1942 ( 5/10 )

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L'habitude s'est peu à peu fixée dans mes mouvements ainsi que mes paroles, et la vague de malheurs en fait partie. 

L'angoisse demeure présente chaque jour à froid, chaque nuit glaciale. Je ne peux ni me réveiller sans un pincement au coeur, ni dormir sans cauchemar. Souvent, je rêve de ma mort soudaine. Et à chaque fois, c'est un supplice continuel, une réelle souffrance. 

Je me lève chaque matin hivernal sous les cris des gardes, et parfois ceux des prisonniers. L'appel se fait dans un silence pesant, parfois accompagné d'une fusillade, d'un malheureux dont la colonne vertébrale vrille sous les coup de bâtons. Hier, le prisonnier désigné a craché du sang, si bien que les nazis ont décidé d'abréger ses souffrances d'une balle dans la tête. 

Une forme de pitié ? Non, ils ont seulement trouvé  qu'il salissait inutilement sa paillasse avec son sang.

Ensuite, tous les matins, je murmure un bonjour à Joseph qui me rejoint pour manger. Nous passons exprès dans les derniers de la file pour avoir les restes de légumes de la bouillie. Mais, le plus souvent, il ne reste plus rien. À vrai dire, nous prenons chaque matin le risque de nous affamer, mais c'est amplement justifié.

Nous avons quelques minutes pour engloutir ce que nous dévorons en quelques secondes. Puis, nous sommes assimilés à nos tâches respectives. Je suis de nouveau séparée de Jo, ce qui m'est desespérement terrifiant. Ce jeune possède en lui une force qu'il partage avec moi, lorsque nous communiquons par regards. 

Il m'a dit un soir que son travail était insurmontable. Il a pour rôle d'amener les brouettes de graviers jusqu'à la fosse commune, et les renverser sur les cadavres. Il me raconte tout, dès qu'il en a l'occasion : les yeux des Hommes, la peur éternelle sur leur visage, les positions grotesques des cadavres, la peau calcinée.  Il me décrit l'odeur de la chair brûlée, des os noircis, de la sueur, de la terre regorgant de pourritures.

De nombreuses fois, il a vomi à la vue des cadavres d'enfants. Voir pendant des journées entières des corps sans vie de personnes de son âge ne l'aide pas dans sa tâche. Cependant, je sais que parler avec moi de son horreur quotidienne lui fait du bien.

Cela fait un mois que ma vie est confinée à cela. Aujourd'hui un mois, jour pour jour. J'ai compté pour pouvoir m'en rappeler. Le temps est important pour survivre, et je travaille beaucoup. Environ douze heures journalières, et quand j'ai terminé le classement mes mains restent râpeuses, voire terreuses.

Si j'ai bien rangé les affaires, on me donne le droit de me laver les mains au petit lavabo de la cabane de garde. Le contraire n'est encore jamais arrivé, heureusement.

Tous les soirs, lorsqu'il fait déjà nuit depuis de nombreuses heures, j'entre donc pour une seule minute dans cette petite tourelle, et laisse l'eau soulager mes égratinures. Discrètement, je pose mon regard sur les fauteuils, les machines inconues qui vibrent sous mes pieds. Les nazis disposent d'une technologie toujours nouvelle, et d'un confort dont je n'arrive plus à me souvenir. Les Français n'ont aucune idée de cela, même pas pour résister. J'en viens à me dire que gagner la guerre est une idée absurde par rapport aux capacités des Allemands. Mais qui a la juste raison ?

Dans la cabane, Il y a toujours un garde, assis sur une chaise et adossé contre la petite lucarne soutenue par les planches en bois, qui me regarde avec insistance. Il me déstabilise à chaque fois et me fait peur. Je ne sais pas pourquoi cet homme me regarde de la même façon qu'il regarderait un objet qui lui appartient. J'ai peur qu'il me fasse du mal. Je sais que cela arrivera un jour ou l'autre, alors la peur monte à chaque fois que je pousse la porte de la cabane.

Joseph ne m'a toujours pas parlé de son secret. Peut-être n'a t-il plus confiance en moi, pourtant je n'ai rien dit ou exécuté qui puisse le rendre suspicieux de ma personnalité. Il attend sûrement le bon moment pour me le montrer. Je m'imagine toujours découvrir quelque chose d'incroyable, de fantastique, quelque chose dont aucun homme ne peut se douter de son existence. 

Cette après-midi donc, mon travail est encore plus ardu que jamais. Je prends garde à ne jamais me tromper de classement, de catégorie. Le pauvre pantalon noir et rapiécé part dans la cuve inutile. Le collier de la jeune et jolie fille qui vient de le glisser d'un air fébrile dans la caisse boueuse part de l'autre côté. La dernière rangée d'homme destinée au four crématoire est passée. Il reste un dernier manteau, dont la broche en or part du côté des utiles, et mon travail de la journée est fini. Bel et bien fini.

Mais je n'éprouve aucun soulagement, car il me reste à surmonter l'épreuve de la cabane.

J'essaye de penser à quelque chose d'optimiste lorsque ma main terreuse vient tourner la poignée de porte : je pense alors au rendez-vous que m'a donné Joseph près du Block pour parler. Mon coeur s'accélère lorsque j'observe la pièce vide.

Aucun nazi à l'horizon. Seulement le grincement sordide des machines, et des points rouges qui s'agglutinent sur une carte de la France dominée.

Comment cela se fait-il qu'il n'y ait aucune surveillance ? 

Je m'approche timidement du lavabo, et tourne machinalement le robinet pour faire couler l'eau froide.

-Toi, là !

Je pousse un cri terrifié, me retourne pour faire face à l'homme qui vient d'entrer, une cigarette dans la main gauche et l'autre dans sa poche de pantalon.

Un Allemand. Cet Allemand.

Devant mon air surpris et angoissé, il éclate d'un rire guttural typiquement nazi. S'approchant dangereusement de moi, je protège vainement mon visage de mes bras. Sa paume de main brutale vient glisser le long de ma joue, je vois ses lèvres s'étendre en un rictus. Ma gorge se sert. Je ne peux rien faire.

Et j'arrive à peine à balbutier :

- Laissez-moi ! Laissez-moi, par pitié !

Mes supplices ont pour simple effet d'animer son visage d'un aspect pervers. Ce nazi est le diable en personne.

Ses mains se mettent à serrer mes poignets. Et là, devant ce diable voué à prendre mes droits de femme, un ange tombé du ciel vient soudainement à ma rescousse : 

- Schimler ?

L'intéressé tourne vivement la tête du côté de la porte, et lâche automatiquement son emprise sur moi. Lâchant d'abord une insulte en allemand à mon égard, il sort ensuite pour rattraper son compagnon qui vient de l'appeler.

Je pousse un soupir de soulagement.
Je suis sauvée. 

Pour aujourd'hui...

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L'avancée du récit vous plaît ?

Comment trouvez-vous ce personnage cruel ? A-t-il sa place dans l'histoire d'Ève?

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