Chapitre 23 : 1944 ( 4/9 )

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Toute trahison mérite vengeance, il me faut seulement attendre le moment propice.

Lorsque je me retourne, les filles maudites sont déjà sorties du Block. Je les ai perdues de vue. Je laisse le soin au garde de mener la marche, mon paquet de feuilles complètement enfoui sous mes vêtements, tandis que je m'occupe de détailler le camp du regard, d'apparence désert.

Où se trouvent-elles, à présent ?

Malgré le soleil aveuglant, je peux apercevoir l'alignement des Blocks jusqu'aux grilles vertigineuses. À partir de là, les barbelés recouvrent des centaines de mètres jusqu'aux différentes tours, aux pieds des fossés. De quoi sortir l'idée d'évasion de la tête des détenus !

Sauf si ceux-ci ont des tendances suicidaires, ce qui est totalement probable.

Je me demande brusquement si certains ont déjà essayé, dans un excès de folie, de passer sous les grillages épais. Huguette et Louise en seraient capables, mais leur cas est différent. Leur folie est partiellement justifiée. Puis-je pour autant pardonner leur instinct de survie ?
Non.

Simplement parce que je suis dans le même cas qu'elles, et parce que ma non-dénonciation ne leur donne en aucun cas l'autorisation de me voler.

J'arrive enfin au sein de notre Block. Le plan a fonctionné, à un détail prêt, très important à mes yeux, celui de ma survie.

Elles sont ici : elles ont osé revenir les dévorer devant mes yeux.

J'ai le choix entre retourner docilement au travail forcé, ou d'entrer et d'empirer les prises de risques.

Louise, derrière un pilier de bois, me dévisage d'un oeil indifférent, et seules ses lèvres gercées expriment un rictus. Je n'ai alors que quelques secondes pour réagir lorsqu'Huguette porte la première pomme de terre à ses lèvres. Nos regards se croisent un instant, elle croque, ma salive m'étouffe. Je suffoque.

Et je me jette sur elle.

Mes poings s'abattent sur toutes les parties de son corps que je peux atteindre. L'instant se passe au ralenti. Louise ne peut réagir immédiatement, et j'en profite pour briser la mâchoire d'Huguette.

La pomme de terre roule piteusement sur le côté, la trace de la mâchoire d'Huguette encore fraiche.

Je sais que je vais le regretter.
Je sais.
Je continue.

Mes jointures de doigts deviennent ensanglantées, mais je n'y prends conscience que lorsque les cris de Louise deviennent une réalité qui fait tout s'accélèrer.

Je mets dans mes gestes toute ma rancune récupérée, mon impuissance face au monde, et ma folie. Je me venge de la torture, du sang versé, de la mort, de Joseph. Je ne vois plus que des pigments noirs, je n'écoute que les cris de Louise, je ne ressens que la chaleur de la peau d'Huguette sous mes coups.

Du sang.
Juste un peu.
Juste un peu trop.

Louise me tire violemment par les coudes et me soulève. Ma fréquence cardiaque s'accélère, je sens le cartilage de mes oreilles vibrer avec puissance, faisant apparaître les veines sur mes tempes.

Je me suis trompée d'ennemis.

La tendance change. Je me retrouve sous le corps de Louise, subissant maintenant la fureur de son indignation. Je ne sens presque rien, et pourtant, ce n'est pas sa force qui manque.

Sa force ? Sa volonté.

Peu à peu, les cris résonnent de plus en plus fort dans le Block vide, et parviennent jusqu'à l'extérieur. Les Allemands pénètrent aussitôt dans la pièce immonde, et nous tirent dessus.

Je sens le poids de Louise rouler sur le côté. Je reste à terre, complètement paralysée. Du sang recouvre la base de la deuxième pomme de terre.

Une balle vient de traverser le crâne de Louise, laissant seulement un trou béat au niveau de l'encéphale. Son visage demeure figé dans une expression de colère immédiate et sanguinaire.

À peine une fraction de secondes plus tard, je suis violemment tirée par les cheveux et traînée au sol jusqu'à la lumière du jour. Je n'ai même plus la force de me débattre. Un officier en costume fait de même avec une Huguette à peine consciente.

Cependant, nos cris n'ont pas interpellé seulement les gardes : toutes les détenues environnantes, sans exception, se sont arrêtées, panier à la main, intriguées par les bruits en provenance du bâtiment normalement vide.

Je suis de nouveau projetée à terre, et deux prisonnières reculent lorsque je m'étale à leurs pieds. Je sens le sable s'insinuer dans mes narines et comprends que les conséquences ne tarderont pas à arriver. Huguette n'a besoin de l'aide de personne pour s'écrouler au sol, les bras le long du corps.

Avec soulagement, je constate que la peur emprisonne de nouveau mes pensées. Je peux en déduire que je n'ai pas encore perdu tous mes sentiments.

Je n'espère pas ignorer notre sort.

Je vois cette éventuelle fatalité chaque jour, sans exception, depuis mon arrivée. Et, à chaque fois, l'une des victimes n'y résiste pas. Qu'en sera-t-il de ma personne ?

Ils nomment cela le shlague, avec plusieurs variantes allant de 10 coups à 50. Jamais personne n'a survécu à 50 coups.

C'est au-dessus des forces du corps humain, déjà pourtant affaibli par la vie dans les camps.

Premier coup.

Mon souffle se coupe. Je ferme les yeux.

Deuxième coup.

Je me suis déjà habituée au mouvement, je crois. Si je pince les lèvres au bon moment, la douleur s'acharne sur le pincement, et non sur ma colonne vertébrale.

Pendant les dix premiers coups, je parviens à rester consciente. Penser à autre chose est inutile. De toute façon, je crois bien n'avoir aucun souvenir joyeux en mémoire.

Au vingtième coup, je ressens comme une espèce de douleur répétitive qui démarre des côtes jusqu'à la moelle épinière, beaucoup plus vive que les autres douleurs.

Je crois bien que je me suis évanouie. Je ne compte plus, je ne vois plus. Comment tout cela se terminera-t-il ?

Encore un.

Ai-je mérité les cinquante coups ?
Ai-je mérité ma mort ?
Oui. Non.

Je ne sens même plus les muscles aux doigts, en fait je ne ressens plus aucun muscle. Bientôt, le monde se mélange : le temps avec les odeurs, les protagonistes avec la lumière.

J'ai l'impression de revenir en arrière, et de devoir prouver mon innocence au sein de Forte France.

Comment faire ?

Les chuchotements d'une foule de détenus horrifiés s'arrêtent brusquement, synonyme de vide et d'obscurité.

Puis un éclat de lumière.
Un liquide chaud qui coule au creux de la nuque.

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Bonjour,

J'espère que le chapitre vous a plu ! J'en profite pour signaler que les propos haineux et surtout non-constructifs ne m'atteignent pas. Merci au désigné-responsable de ne plus m'envoyer de messages privés.

Et merci à tous ceux qui continuent à me soutenir,
Elo

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