71. Départ

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« Tu es le dernier de ton espèce..

— Et toi la première. »

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Le BIS ne pouvait pas fouiller l'intégralité du quartier, demeure chaotique de près d'un demi-million d'humains, ce qui les mettait temporairement à l'abri. Quelques squatteurs redevables à Adam leur avaient offert l'abri au fond d'un local d'usine désaffecté, reconverti en lieu de perdition où l'âme humaine se diluait dans les paradis artificiels.

Lysen s'assit contre un mur et Aléane le rejoignit. Leurs sacs de voyage étaient préparés pour ce moment ; ils avaient des uniformes pour passer inaperçus dès le lendemain. Elle chercha dans le sien des pansements étanches, tout en découvrant sa blessure au ventre.

Les nanomachines s'étaient stabilisées. Entrées dans son organisme, elles cohabiteraient avec ses propres cellules et assureraient le maintien des fonctions vitales jusqu'à guérison. Adam avait décidé de sacrifier sa vie pour elle ; ses derniers instants avaient servi à reprogrammer ses propres constituants pour qu'ils effectuent leur tâche de médecins microscopiques, maintiennent fermée la barrière avec l'extérieur, préviennent toute infection, accélèrent l'avancée des travaux de cicatrisation.

« Est-ce que tu as mal ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas.

Elle était pâle et certainement faible, ayant perdu du sang.

— Je ne savais pas quoi faire, lui confia Lysen.

— Tu avais peur que je meure ?

— Au départ je n'y croyais pas. Je ne croyais pas que Diel existait réellement. Je ne l'avais jamais vu. Je ne sais pas quand j'ai franchi le pas. Quand Adam m'a dit qui il était, je ne l'ai pas cru non plus. Quand tu m'as parlé de Raven, j'ai beaucoup hésité. Cette nuit Adam est mort, mais j'ai compris que tout cela était vrai. Adam était bien l'ange de Diel. Le sage qui allait nous donner un monde meilleur, qui irait jusqu'à donner sa vie pour toi. Je le sais, maintenant. Je regrette de ne pas l'avoir compris plus tôt.

Aléane posa sa tête contre son épaule. Elle avait passé une face de quadrant à son oreille.

— Écoute. »

Lysen décrocha une autre face de l'appareil et synchronisa au même flux audio. C'était une musique, comme un chant fait de voix lointaines et déformées. Le bruit du vent dans les arêtes d'un paysage rocheux déchiré, la résonance des sifflements lointains de cétacés.

« Ce sont les alephs qui chantent, dit-elle. Adam est mort. Le réseau n'a pas pu prévenir sa mort, car j'en suis la cause indirecte, or ils ne m'avaient pas intégré à leur raisonnement. Aujourd'hui, les alephs chantent son oraison funèbre.

— Ce n'est pas de ta faute.

— Si tu m'estimes innocente de la mort d'Adam, alors tu devras aussi dire que les humains sont innocents de la pollution de la Terre ; car aucun, séparément, ne veut de mal à cette planète. »

Aléane s'endormit, bercée par la lamentation des alephs. Lysen ne trouva pas le sommeil. Face à lui, assis sur un casier métallique défoncé, Diel surgit d'entre les ombres de la nuit, deux yeux noirs perçant un visage bleu profond.

« Te voilà.

— Mes formes changent aussi souvent que les vôtres, et mon esprit est aussi inconstant que le vent. Je flotte de par tout l'univers, j'observe les mondes, je réfléchis et j'attends.

— Adam est mort.

— Je sais. Je lui suis reconnaissant de m'avoir montré à quel point il vous aimait. Je crois que je le comprends. Je crois que je m'approche de ces sentiments que subliment vos existences. Adam est mort, mais l'aulna subsistera sur tout l'Exadiel.

— Je ne sais pas ce qu'il peut y avoir d'éternel en ce monde.

— Il y a deux ans, Aléane crut qu'elle allait mourir. C'est là que nous avons passé notre pacte ; je ne voulais pas la voir mourir, pas maintenant, pas encore une fois.

Toutes les paroles de Diel n'avaient pas de sens pour lui ; Lysen se garda de le noter, car il ne s'adressait pas à une personne, mais une illusion de personne – un esprit vaste et mouvant comme un océan.

— As-tu aidé à concevoir les okranes, comme le dit l'histoire ?

— Je l'ignore. Je suis entré dans l'esprit de son créateur ; mais je ne me souviens pas ce qui provenait de lui, ce qui provenait de moi.

— Et leur âme ?

— On ne peut juger d'une chose que par son impact sur le monde. Qu'elle existe ou pas, l'âme a beaucoup agi ; c'est une de ces barrières psychologiques dont les humains se sont servi pour vous ostraciser. »


***


« Ce n'est pas de ta faute.

Adam flottait parmi les songes, assis sur un casier défoncé, entre deux bombes de peinture vides.

— Je n'aurais pas dû te laisser ce choix. »

Les nanomachines présentes dans son corps contenaient certainement un fragment de l'esprit de l'androïde, qui disparaîtrait le jour venu, comme un rêve s'efface. Connectées à ses neurones, elles lui envoyaient ce mirage reposant.

« Pourquoi fallait-il que tu meures ? Les alephs ne connaîtront pas la mort, eux.

— Les alephs distribuent une partie de leur conscience sur le réseau ; mais lorsque leurs supports principaux sont détruits, si leur mémoire est effacée, une partie d'eux meurt. S'ils ne meurent pas, du moins se transforment-ils. Ils appartiennent, comme toi et moi, au même monde du vivant. »

Le support informatique de la conscience d'Adam, un cerveau artificiel construit en nanomachines, ne pouvait pas être copié. L'androïde avait travaillé pendant des années sur la question, il avait sans doute réussi à stocker une partie de sa mémoire, scanner une partie de ses connexions ; mais ses travaux n'avaient jamais abouti au même degré d'abstraction que celui dont jouissaient les alephs. Adam était resté dépendant de son support physique.

« Tu es le dernier de ton espèce, dit Aléane.

— Et toi la première. »

Elle pensa aux six seringues abandonnées là-bas, dans le réfrigérateur, semblables à celles d'un vaccin. La dernière œuvre d'Adam, mise au point ces derniers mois, pas encore testée. Le réseau Aleph avait transmis partout la formule du rétrovirus réparateur, celui qui remettrait en route l'expression de leurs gènes réprimés à la naissance, changerait les concentrations hormonales et les ferait passer à l'âge adulte.

Il serait synthétisé dans le secret de laboratoires clandestins, répandu parmi les membres de l'Exadiel.

« Tu n'en auras pas besoin, affirma Adam. Toi et Lysen êtes d'une génération qui échappe au contrôle de Biodynamics. Je l'ai vérifié, vos génomes sont sains, le rétrovirus de stérilisation n'a eu aucun effet sur vous.

Adam se leva, la moitié de sa silhouette disparut dans la pénombre.

— Où pars-tu ?

— Dans les profondeurs du silence, où je vais maintenant répondre à la question de Rama. À moins qu'une partie de moi ne rejoigne l'esprit de Diel. Adieu. »

Les nanomachines n'étaient là que pour lui permettre de guérir. Elles mourraient bientôt, prisonnières d'un milieu agressif auquel elles étaient inadaptées.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant