38. Nocturne

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« Nous sommes des conscients, nous sentons la joie, la douleur, et la mélia. »

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Des regards s'échangèrent entre les membres de l'assemblée, convergeant vers Lysen.

« Je l'ignore, dit-il.

Un autre autonome prit la parole. Ses vêtements poncés par le travail attestaient qu'il était là depuis au moins aussi longtemps que Caïn.

— La question était la suivante :

Ô dieu des dieux
Parcourant l'univers, découvrant ses secrets
J'ai dispersé partout l'aura de ma pensée
Un sage, un philosophe, un héraut de la science.
Une seule question demeura insoluble.
Ce monde a-t-il été préférable au silence ?

Caïn acquiesça avec une déférence cérémonielle.

— Dites-moi, tenta Lysen, quelle est cette histoire ?

— L'histoire de l'univers telle que nous la contons.

Devant l'incompréhension qu'il sentait émerger, Caïn ajouta :

— Les conscients, comme toi, comme les okranes, comme les humains, ont un don. Ce don est celui de la pensée, qui permet d'embrasser tous les mondes. De là il y a deux choix possibles : enfermer sa pensée ou la libérer. Ceux qui enferment leur pensée se croient libres, en réalité ils sont emprisonnés, mais ayant eux-même construit leurs barreaux, ils ne les voient pas. Ceux qui, au contraire, libèrent leur pensée, voient ce qu'est le vertige de l'existence, et éprouvent des doutes. Mais c'est ainsi que nous sommes réellement libres.

Caïn savait que Lysen ne comprenait pas tout, mais il apprendrait vite.

— Faisons le tour, proposa-t-il, avec un geste du bras pour inclure le cercle. Je te présente tes camarades, Lysen. Il y a Jan, Kate, Marylin, Erwin, Gad, Joseph, Igor, Ophélie, Brandon, Wilhelm. Tu apprendras à les connaître tous, mais pour commencer, il faut t'apparier avec quelqu'un. C'est une tradition qui remonte aux premiers employés de la ferme. Le principe est que nous allons par paires, officieusement. Le plus ancien okrane guide le plus jeune dans ses premiers pas et l'aide à ne pas commettre d'erreur. Il l'aide en cas de coup dur, et si besoin, il prend sa défense contre le contremaître.

Caïn regarda la flamme de la bougie. Il avait buté sur sa dernière phrase, comme s'il pensait à quelqu'un en particulier.

— Les humains pensent que nous n'éprouvons pas d'émotion. Rien ne peut infléchir cette ligne ; mais pour nous, il est indispensable de cultiver notre okranité. Nous sommes des conscients, nous sentons la joie, la douleur, et la mélia.

Il prit une inspiration calme, se libérant du souvenir qui le hantait.

— Quant à moi, je n'ai pas de rôle légal mais Strykes me considère comme responsable de vous tous. Donc je gère tout ce qui a trait à notre communauté dans son ensemble.

— Avec qui... tenta Lysen.

— Moi, dit un des okranes en lui faisant un signe.

C'était Joseph. Il avait les cheveux quasiment dorés, même si la poussière les ternissait considérablement.

— Excuse-moi, dit Caïn. Jan est apparié avec Kate, Marylin avec Erwin, Gad avec Wilhelm, Igor avec Brandon, et moi-même avec Ophélie.

À nouveau, il s'adressa au groupe dans son ensemble.

— Personne n'a quelque chose de particulier à dire ?

Des hochements de tête négatifs lui répondirent.

— Quelqu'un veut-il partager avec nous un rêve ?

— Moi, dit Kate timidement.

Elle se pencha un peu pour avancer dans la lumière de la bougie. Comme elle officiait aussi en tant que domestique, sa tenue était plus soignée que les autres ; ses cheveux aux éclats rougeoyants encore savamment noués. Elle cherchait ses mots et sa voix tremblait, accentuant son hésitation.

— Prends ton temps, dit Caïn avec douceur.

— Je suis à l'institut, dans une salle de physique. Les étudiants sont tous partis. Il ne reste que le professeur, à son bureau, en train de ranger ses papiers. Je suis en train de vider les poubelles. Je remonte le long des tables en vérifiant qu'aucun papier ne traîne, puis j'arrive jusqu'au tableau. Je prends le seau et l'éponge pour effacer le tableau. Mais je m'arrête un peu, car les formules qui sont écrites m'intriguent. J'ai l'impression de comprendre. En fait, j'arrive à lire ce qu'ils ont écrit, et ce dont ils parlent : ils parlent de radiations, de désintégrations d'atomes, et ces équations décrivent des lois de conservation d'énergie. Je les ai vues plusieurs fois, sans m'en rendre compte, elles sont comme imprimées dans ma mémoire désormais.

J'ai l'éponge en main, et tout à coup, le professeur est devant moi, il me regarde dans les yeux en rigolant. Il me pose une question.

— Quelle question ? demanda Caïn.

Kate avait fermé les yeux, car elle revivait son rêve.

— « Qui es-tu ? »

Je lui réponds : Kate, matricule F0564-DEN-99722.

Il me demande alors :

« Que veux-tu ? »

— Que lui réponds-tu ?

— Je lui réponds que je souhaite être libre. Et je regarde à l'extérieur, par la fenêtre. Je vois de loin des okranes qui vont et viennent sur le campus, je vois même des enfants.

Il continue de rire. « C'est nous qui avons inventé la liberté, pour notre seul usage. Vous êtes une machine, matricule F0564-DEN-99722, prénom Kate, vous êtes ici pour servir un objectif. »

Je regarde alors mes mains, mais elles sont en métal. Je déchire mon uniforme et je cherche mon cœur, mais je ne fais qu'arracher des fils, des diodes et des transistors.

— C'est tout ? demanda Caïn en la voyant rouvrir les yeux.

— Je ne veux pas raconter la suite, balbutia-t-elle.

Le regard de Caïn fit le tour de l'assemblée, comme s'il vérifiait rapidement leur état de santé.

— Je ne veux pas vous déranger plus longtemps. Restaurez-vous et prenez votre repos. Réveil demain matin à cinq heures, comme d'habitude. »

Les okranes, redevenus des autonomes, se dispersèrent en silence. Joseph tendit une main amicale à Lysen.

« Boston ? lut-il sur son uniforme. Il paraît que la vie là-bas n'est pas trop dure. J'ai fait Atlanta.

Il planta ses yeux dans les siens.

— Je vais sans doute répéter ce que Caïn t'a dit, Lysen. Mais tout ce que tu as appris jusqu'à présent est une mascarade. Mon rôle pendant les mois qui s'annoncent est de te le faire comprendre. Je te rassure, ce ne sera pas très difficile. »

Certains étaient dupes, lors de l'instruction. Certains croyaient à ce que disaient les écrans, à ce que rabâchaient les instructeurs. Créés pour servir, les autonomes avaient le privilège de remplacer l'humain dans les tâches indignes de sa supériorité.

Mais certains centres enfermaient des germes d'idées en leur sein, des idées que les okranes pouvaient cultiver en secret, à l'instar des sages de Rama, dans la légende.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant