15. Les doutes

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« Je n'ai jamais réussi à deviner quelles étaient vos motivations exactes. Et c'est pour ça que je suis là. »

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Assis au bout de la table de réunion du BIS, de travers dans son fauteuil, Nazar Kirdan avait remis ses lunettes et maintenait ostensiblement la tête tournée vers la photo du directeur collée au mur, évitant le regard de Von Glats.

« Lorsque j'étais au secondaire, j'ai programmé un monde virtuel dans lequel évoluait la vie. J'avais instauré quelques principes physiques, et je laissais des microéléments s'assembler tous seuls pour former des agrégats, qui formaient ensuite de plus gros morceaux, et ainsi de suite, et au gré de la sélection naturelle, développaient de nouvelles formes, des armes, des pinces, des organes, des sens capables d'absorber toute l'information pertinente qu'ils pouvaient tirer du monde.

— Intéressant, dit le professeur sans voir où il voulait en venir.

— Créer la vie est devenu comme une sorte d'obsession, je dirais. Presque malsaine, d'ailleurs. J'aimais son imprévisibilité et son indépendance. Je voyais des organismes évoluer tous seuls dans leur petit monde. Mes parents étaient très croyants, et je m'imaginais être à la place de Dieu, Celui dont on disait qu'Il était partout mais qu'Il n'envoyait que des signes confus, ne faisant jamais état de Sa présence. Et comme lui, j'étais tout-puissant, mais je n'agissais pas, tout au plus par quelques modifications du code, par quelques perturbations atmosphériques, chute d'astéroïde, pour voir comment « ma » vie s'en sortait à chaque étape.

Puis j'ai changé de projet, d'ordinateur, et j'ai tout effacé. »

Sa position impassible était celle d'une statue.

Était-il un homme ou une machine ?

« Pensez-vous, professeur, que j'avais le droit de faire ça ?

— C'est-à-dire ?

— J'ai tué des milliers d'êtres vivants, mono et pluricellulaires, et exterminé plus de cent espèces différentes, en formatant un disque dur. N'était-ce pas un acte odieux ?

— Je ne vois pas ce que cela avait d'odieux.

— C'est comme écraser une fourmilière.

— Sauf que vous n'êtes pas à l'origine de la fourmilière.

— Alors, c'est comme avoir un vivarium plein de fourmis chez soi et le brûler. Je pense que ces êtres vivants avaient une complexité équivalente à celle de petits insectes.

Le problème, professeur, est justement de déterminer à quel instant une création nous échappe. À quelle instant elle perd ce statut de propriété pour acquérir des droits. Après tout, même les fourmis dans mon vivarium ont le droit de ne pas souffrir de cruauté de ma part.

— Nous avons plutôt tendance à le voir d'un autre point de vue. Ce n'est pas le droit des fourmis, c'est vous qui n'avez pas le droit d'exprimer gratuitement de la cruauté.

— Nous n'avons pas résolu ces questions, professeur. Toutes vos conférences n'ont pas permis aux gens de comprendre s'ils avaient le droit ou non d'arracher gratuitement les pattes d'un chien-robot qui leur appartiendrait.

— Je sais que vous m'en voulez, Kirdan.

— Pourquoi vous en voudrais-je ?

— Je n'ai pas défendu vos créations contre le BIS.

Nazar Kirdan frappa du poing sur la table.

— Ce ne sont pas mes créations ! s'exclama-t-il. F010 était ma création. Mais elle a évolué au-delà de ce que j'avais construit. Elle est devenue plus que « ma création ». C'est cela que vous n'avez pas su saisir, professeur, et à cause de tous les gens comme vous, nous baignons dans l'obscurantisme moderne, et dans les tabous les plus ridicules sur ce qu'est l'humanité.

— Vos androïdes ne sont pas l'humanité, Kirdan.

— Il n'y a pas d'humanité. Il n'y a que l'idée qu'on en a. Je ne veux pas que votre idée soit celle que le monde va traîner comme un boulet pendant des années.

Il tourna son fauteuil vers la porte.

— Nous en avons terminé, dit-il, atone. Je ne compte pas vous rencontrer de nouveau.

— Que voulez-vous faire ? » demanda Von Glats.

Il n'eut pas de réponse.


***


Ils étaient nombreux à traverser la place pavée, portés dans toutes les directions comme les feuilles mortes balayées par le vent d'automne. Les cadres se rendant à leur travail, écouteurs sur les oreilles débitant une musique à la mode, ou un choix personnalisé parmi les flux d'informations d'actualité.

Nazar Kirdan, une tablette dans les mains, était assis à l'ombre d'un platane, un parmi tous les autres qui se déployaient en rangées. Il semblait concentré sur son travail, mais lorsque F010 s'assit à côté de lui, il retira la feuille électronique dépliée sur son support de plastique, la chiffonna et la fourra dans sa poche, avant de poser la tablette noire contre le pied du banc.

Ce genre de matériau tenait plus du tissu que du papier, et reprenait facilement sa forme plane – c'était devenu très commun, bien qu'un peu cher.

« Je pensais à un endroit moins passant, dit-elle.

— Comment se passe la vie ?

— Pourquoi vouliez-vous me voir ?

— J'étais curieux de voir si tu viendrais. Normalement, pour te protéger, tu n'aurais pas dû venir.

— Êtes-vous stressé, Nazar ? Votre façon de parler ne vous convient pas.

— Est-ce que tu sens les battements de mon cœur dans les vibrations du banc ?

— Je me doute qu'elles resteront stables.

Cela le fit sourire.

— Il n'est pas donné à tout créateur de voir sa création prendre vie et renverser les rôles – je ne sais plus rien sur toi, et tu sais tout sur moi.

— Vous voulez rire ? Je n'ai jamais réussi à deviner quelles étaient vos motivations exactes. Et c'est pour ça que je suis là. Je savais que vous en feriez la seule occasion pour moi d'obtenir des réponses – et ces réponses priment sur ma propre sauvegarde. Je veux vraiment donner un sens à ma vie, Nazar. Je veux en comprendre le sens qui m'a été donné dans les moindres détails, et ensuite, suivre mon propre chemin.

Nazar se leva du banc et posa à sa place un MG55. Une de ces armes entièrement en céramiques, plastiques, graphène et nanotubes de carbone. Elle jouait dans une toute autre catégorie que le pistolet que F010 s'était procuré sur Internet pour faciliter sa fuite. Un seul coup à vingt mètres pour tuer, quels que soient les gilets de protection.

Un petit compteur électronique sur le côté indiquait vingt coups.

— Prends-le, dit-il sans se retourner. Prends-le, ou de toute façon je donne notre position au BIS.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

Un drone passa au-dessus de la place, mais ils étaient cachés par l'arbre et il ne sembla pas les remarquer. Quant aux passants, leur flux s'était réduit et aucun ne s'intéressait à eux.

— Prends-le et tue-moi. Maintenant. »

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant