3. Tilium

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« Les temps d'harmonie, s'ils existeront jamais, ne sont pas derrière nous. »

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Tout était sombre dans la pièce, hormis une lampe de chevet, insecte nocturne esseulé.

« Professeur ? »

Nazar régla la sensibilité de ses yeux artificiels au maximum. Il chercha l'origine des étranges réflexions sur le mur à sa droite, avant de comprendre qu'il s'agissait d'une vitre. Une lumière très pâle transitait par celle-ci, filtrée par un bassin qui devait être profond.

La lumière s'alluma enfin et l'aveugla totalement, jusqu'à ce qu'il règle de nouveau la molette sur sa tempe. Sa vue oscilla légèrement ; le professeur Mrozowski y apparut dans une aura de lumière béante, comme un annonciateur divin.

« Docteur Nazar Kirdan, dit-il. Enchanté. »

Il ne semblait pas disposé à s'avancer plus. Nazar resta au même endroit, gêné. De la télécommande incrustée dans son fauteuil roulant, Mrozowski commanda l'allumage de puissants projecteurs dans le bassin. Le mur droit tout entier, au moins quatre mètres sur trois, était bien une vitre sur cette masse d'eau colossale dont Nazar ressentait la pression.

Mrozowski n'avait plus qu'une poignée de cheveux fixés à sa peau ridée comme une touffe d'herbe dans une savane asséchée. Pour faire corps avec la métaphore, il but la moitié d'un verre d'eau à goulées lentes.

« Bonjour, professeur, dit Nazar, trop tard pour que cela paraisse naturel. C'est un honneur. »

Le silence de Mrozowski semblait être une manière de cuisiner son invité sur place. Sans doute, cela aurait fonctionné avec un adepte des conversations habituelles, mais Nazar ne pouvait y voir qu'un représentant de son espèce.

Ils étaient deux hommes qui se reniaient, et restreindraient jusqu'à l'extrême l'usage de tout langage – hormis la science qui avait consenti à donner un but à leurs existences.

Une masse énorme se mouvait dans le bassin. L'ombre, puis la silhouette, surgirent sur le côté. Nazar en fut à peine surpris.

« Je vous présente Tilium », dit Mrozowski.

La tête de l'orque se rapprocha tant de la vitre qu'il la heurta presque. Son œil, noir et minuscule, semblait ausculter Nazar avec acuité. Comme pour remarquer tous les désordres qui avaient pris racine en lui – aussi bien l'étrange bagage génétique qui lui avait valu ses yeux de plastique, que l'âme mort-née avec laquelle il se traînait parmi ses semblables.

Nazar répondit à ce regard en approchant la main du verre, mais Tilium se défila.

« Lui et moi avons le même âge, dit le professeur. Nous allons sur nos quatre-vingt ans. Et nous sommes tous deux vieux pour notre espèce.

— On dit que les techniques anti-vieillissements permettent aujourd'hui de dépasser allègrement les cent ans.

— On dit aussi encore que l'anthropocène n'a jamais commencé.

Nazar acquiesça.

— Tilium et moi faisons partie d'un vieux monde qui se meurt. Aucune fin de siècle brutale n'a eu lieu, aucune guerre n'a permis à l'humain de se relever plus grand, aucune invasion extraterrestre ne nous a balayés, et le seul empire qui nous a asservi était celui de nos détestables passions. C'est ainsi que notre monde s'achève, docteur Kirdan. Dans le renoncement et dans l'indifférence.

L'ère des esclavesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant