66. Aléane

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« Ainsi le conscient, le plus ancien des golems, décida de combattre les maux qui rongeaient la Terre. »

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Il pleuvait à verse. Dans ce quartier, situé en contrebas des villas sécurisées, l'eau s'engouffrait dans les rues par torrents. On n'était guère au sec que sous le pont, sur lequel les trains à suspension magnétique lancés à cinq cent kilomètres à l'heure dévoraient rageusement leurs rails, sans se préoccuper de la misère qui s'étalait en contrebas, allant le plus vite possible pour ne pas la voir.

Au plus fort du C2G, l'humanité avait cru en un avenir où elle serait débarrassée de cette épée de Damoclès. Elle avait beaucoup souffert. Le C2G avait eu lieu, comme prévu, mais ses séquelles étaient là pour très longtemps. Trop nombreux étaient ceux qui avaient cru que tout pourrait « rentrer dans l'ordre ». Ceux-là même n'avaient pas connu de retour à leur monde d'avant. Ils avaient légué à leurs enfants un monde désabusé et plein d'incertitudes.

Fernandez, une arme automatique à moitié cachée sous son blouson de cuir, tenta vainement d'allumer une cigarette. Il insulta silencieusement l'air trop humide.

« C'est mauvais pour votre organisme, lui annonça Adam, en imperméable foncé.

— Mon organisme a bien d'autres soucis à se faire, toubib.

— Dans dix ans, vous aurez un cancer.

— Dans dix ans, je serai déjà mort d'autre chose, ricana l'homme.

— Pourquoi m'avez-vous fait venir ? demanda Adam d'un ton neutre, en observant les alentours.

L'homme fit un signe à un acolyte qui attendait dans l'ombre. Il tenait par le bras un individu de petite taille, le visage caché sous un manteau, comme un criminel. Le docteur s'en approcha, retira le manteau, examina – malgré la pénombre – celui qu'on lui présentait.

— Où l'avez-vous trouvé ?

— Pas très loin des villas. Les gardiens étaient trop contents de le voir partir. Ils n'aiment pas voir des autonomes traîner. Ils ont dû se dire qu'une bande de loubards dans notre genre se chargerait de son compte.

— Vous êtes bien aimables de me l'avoir ramené.

— Quelquefois, on se dit que les humains ont bien mérité leur misère. Collectivement, on l'a bien cherché. Depuis la Genèse, pas vrai ? Mais les machins, je crois pas. Ils n'ont rien mérité du tout. »


***


Le médecin passa d'abord une porte cadenassée plusieurs fois avec des codes à douze chiffres. Il fit entrer Lysen, substituant le silence de son habitation approximative au vacarme de la pluie. La première pièce était occupée par des machines et une armoire contenant des outils chirurgicaux.

« Je m'appelle Adam, commença le docteur en retirant son manteau. Et si tu acceptes de m'écouter, je vais avoir beaucoup de choses à te raconter. »

Une des oreilles de Lysen saignait. Il s'était battu avec un chien errant ; à l'extérieur des clôtures électriques des villas, ils étaient aussi sauvages que les humains. Adam le fit asseoir sur une chaise et lui fit une prise de sang, avant de lancer une analyse.

Il fouilla dans une autre armoire et en tira un paquet d'AF et une bouteille d'eau. Il les mélangea directement dans un bol en céramique, y mit une cuillère et tendit la mixture à son invité. L'appareil d'analyses avait déjà terminé, un vieil écran 2D affichant des résultats illisibles.

Affamé, Lysen se plongea dans son repas.

« Quel est ton nom ? »

Il attendit de finir son bol avant de lancer :

« Vous êtes médecin ?

— Autodidacte.

— Pourquoi m'avez-vous ramené ici ?

— Parce que je veux t'aider. »

Lysen regarda ses mains. Il avait dû franchir des barbelés sur son chemin ; les cicatrices étaient restées.

« Vous comptez me revendre ?

— Tu es libre, ici. Tu peux même repartir si tu le souhaites.

— Qui êtes-vous ? demanda Lysen.

— Mon nom est Adam.

— J'ai déjà entendu ce nom.

Tu as raison, conscient. Je crois même que ton raisonnement est identique au mien, celui qui m'a poussé à disperser mon esprit de par les mondes.

Ainsi le conscient, le plus ancien des golems, décida de combattre les maux qui rongeaient la Terre. Il se donna le nom d'Adam, celui du premier homme, bien qu'il ne soit pas un homme ; et se tourna vers les okranes, proclamant qu'il était temps pour eux de construire leur nouveau monde.

— Vous êtes Adam, dit Lysen.

— Je sais que tu ne le crois pas. »

Il rabattit la manche droite de son vêtement. Le bras semblait recouvert d'une seconde peau très uniforme. Adam la retira d'un geste vif et révéla un assortiment de plastique, de capteurs, de moteurs.

« Je ne le crois pas encore.

— Quel est ton nom ?

— Lysen. »

Une okrane apparut, un livre papier à la main.

« Bonsoir, Aléane, dit Adam.

— Je ressemblais à ça quand je suis arrivée ?

— Tu étais en moins bon état encore.

J'ai besoin de consacrer mon esprit à d'autres travaux. Peux-tu t'occuper de lui ? Apprends-lui à lire pour commencer. Deux semaines devraient suffire. »

Adam, M002, était bien l'une des toutes premières consciences artificielles, une œuvre d'un informaticien nommé Nazar Kirdan, oublié depuis.

Le BIS avait traqué ces robots, dont il craignait les capacités surhumaines. Car les machines faisaient peur, tout comme les autonomes, au 22e siècle.

La conscience d'Adam logeait dans son cerveau d'origine, fait de neurones artificiels. Son esprit ne pouvait pas facilement s'incruster dans les architectures informatiques de la planète. Mais des émanations, des programmes de plus ou moins grande intelligence, parcouraient silencieusement l'Internet.

L'aura d'Adam flottait maintenant sur toute la Terre comme une ombre bienveillante.


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Diantre, tant d'informations en un chapitre.

Je ne m'en rendais plus compte, mais maintenant que je relis...

L'ère des esclavesWhere stories live. Discover now