26. Atterrisseur

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"Je tiens ce monde pour ce qu'il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle" - Shakespeare

***

La caméra tourne. Je l'ai si souvent prise en main qu'elle semble faire partie intégrante de mon bras, une extension numérique. Elle est mes yeux, ma voix, le symbole de mon existence.

Je me promène dans la base, filmant les moindres détails. Le module où je dors en compagnie d'Hayden, à même le sol, la salle de communication, le coin où nous avons entassé nos provisions, le déshumidificateur, l'extracteur de glace désormais parfaitement opérationnel.

Sol 346, an martien 10, 11h39, heure martienne.

À présent, je me trouve assise dans un coin de la salle commune. Maussade, je fixe le hamburger lyophilisé que je tiens entre mes doigts.

Hayden rit doucement à côté de moi.

— Quoi ?

— Rien.

— Dis-moi !

— Ça me fait penser à la cafétéria de mon lycée, fait-il en désignant la nourriture.

Sa remarque me fait l'effet d'une tornade, qui bouleverse tout sur son passage.

Parce que Hayden a eu une vie avant moi, avant Mars. Et je l'oublie, je l'oublie sans cesse, peut-être parce que j'ai l'impression de le connaître depuis toujours. Pourtant, il n'est pas né du néant, il n'est pas né sur Mars. Il a eu une famille, des amis. Des amours.

— Parle-moi de toi.

— Plus tard.

— Pourquoi ?

— Parce que... parce que je ne suis pas prêt.

Il ne me parle jamais de sa vie sur Terre. Jamais. Curieusement, cette part d'ombre en lui ne me fait pas peur. Un jour, ma mère m'a expliquée qu'aucun pionnier ne partait pour la même raison sur Mars. Hayden, lui, est monté dans la fusée pour la gloire, pour un nouveau départ, et certainement pour l'oubli.

Quoi qu'il en soit, Hayden est de nouveau sur pied. Plus de peur que de mal, a-t-il conclu hier soir avec un sourire qui a fait jaillir une nuée de papillons dans mon ventre.

Le silence se prolonge, accentuant la vague de honte que je ressens depuis l'accident. Il aurait pu mourir, par ma faute, par ma folie.

Le fait de le savoir hors de danger n'atténue pas le moins du monde la culpabilité qui ronge mon esprit. Il doit s'en rendre compte, car il lâche soudain :

— Tu sais, techniquement, on peut survivre deux minutes à l'air libre. Si on se retrouvait sur Mars, sans combinaison. Ensuite, la pression augmenterait, et on finirait par sombrer dans l'inconscience, puis par mourir. Tu n'as pas à t'en vouloir.

— Il n'y a pas que ça.

Il me regarde, pensif.

— Quoi d'autre, alors ? Je vois bien que ça ne va pas.

Je contemple mon hamburger lyophilisé.

— Allez.

— C'est Mars, le problème, fais-je d'une toute petite voix.

— Evidemment que c'est Mars. Ça ne peut pas être Saturne.

Sa remarque m'arrache un pauvre sourire. Ils ne comprennent pas. Personne ne comprend. Ou plutôt, personne n'entend la majuscule qu'il y a dans ma voix : pas celle d'un corps céleste, mais d'une entité.

Fille de Mars -Où les histoires vivent. Découvrez maintenant