38. Immersion

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"J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse." - Rimbaud


***

— Déploiement du ballon spatial.

L'accélération diminue légèrement, tandis que notre dirigeable spatial se gonfle au-dessus de notre capsule.

Mon cœur bat si vite que je me demande par quel miracle il ne s'est pas brisé en mille morceaux. Le silence est si lourd. Je réalise seulement maintenant que Xiaoyun vient de pianoter frénétiquement sur les écrans, programmant en quelques secondes une nouvelle tentative de déploiement. Nous sauvant la vie.

— Tout le monde va bien ? Harmony ? Jason ? Sélina ?

Je réponds par l'affirmative, suivie rapidement par les enfants.

— Merci, fais-je dans un souffle.

— Le ballon s'est déployé, lance Xiaoyun dans le micro à l'intention des pionniers.

Des cris de joie résonnent sous mon casque.

Sur le tableau de bord, le chiffre de notre altitude augmente doucement, jusqu'à ce que nous atteignons l'orbite de la planète rouge.

— Largage du ballon spatial.

Un sourire extatique se dessine sur mon visage. Nous y sommes. Nous nous sommes arrachés à l'attraction de Mars.

— Nous sommes en orbite.

— Moteurs ioniques enclenchés. Correction de la trajectoire en mode manuel.

— Dépêchez-vous, nous presse Chris. Vous avez perdu onze secondes terriennes et vingt-huit décasecondes, quarante sept hectosecondes.

— Tu penses qu'on peut les rattraper ?

— Si vous augmenter la vitesse, oui.

L'ordinateur central calcule automatiquement la vitesse, et Xiaoyun règle la trajectoire. Une nouvelle poussée, bien plus faible que celle produite par les ergols, nous propulse vers l'Utopia.

Je ferme les yeux.

Nous sommes si près du but. Si près.

J'ignore combien de temps s'écoule. Des minutes, des heures ? Je supplie tous les dieux qui existent dans l'univers de ne pas nous faire échouer si près du but.

Puis, brusquement, une secousse énorme ébranle la capsule.

— Amarrage réussi.

J'ouvre les yeux.

Nous sommes amarrés au vaisseau. Nous quittons Mars, pour de bon.

***

Voilà un mois que je suis montée à bord de l'Utopia.
Tout est si calme dans le vaisseau. Je nous imagine, perdus au milieu du vide interstellaire, propulsés vers la Terre.
Le silence est à peine troublé par le vrombissement du tapis de course. J'ai du mal à réaliser que je cours là où mes parents ont couru, là où Hayden a couru. Tous les pionniers sont passés par l'Utopia. Tous ont pu contempler cet océan d'astres qui s'amoncellent derrière l'immense baie vitrée, s'étendant devant les appareils servant à maintenir notre condition physique.
La gravité maintenue artificiellement nous permet de nous mouvoir comme sur Mars, nous évitant ainsi toute diminution de la masse musculaire, décalcification des os ou encore trouble d'équilibre une fois de retour sur la terre ferme.
J'ai mis plusieurs jours à m'habituer à cette sensation étrange. Lorsque je regarde dehors, je peux voir les étoiles s'envoler tandis que la force centrifuge fait tourner le vaisseau sur lui-même, à raison de deux tours par minutes.
J'ai hâte de fouler enfin le sol de la Terre. Courir, sur des routes de bitume, sur l'humus d'une forêt, dans les épis de blé d'un champ qui s'étendrait jusqu'à perte de vue et plus jusqu'au bout d'une serre. Perchée sur la machine, j'avale les kilomètres dans un rythme soutenu. Je n'ai jamais pu connaitre cet élan euphorisant de mettre un pied devant l'autre sans murs pour me limiter.
Nous ne sommes qu'au début du voyage. Dans quelques semaines, quelques jours peut-être, faire tant d'activités physiques me sera interdit. Pour le bien du bébé qui grandit dans mon ventre.


***


Je réalise que, sur Mars, je n'ai jamais réfléchi à mon avenir : tout se résumait à Mars. À Utopia Planitia, seul m'importait ce que j'allais faire le lendemain : nettoyer les panneaux solaires, semer des graines, partir en exploration, prélever des échantillons de roche, tourner une vidéo, apprendre les cours envoyés par la Terre. À Sithonius Lacus, ensuite, nous étions concentrés sur notre survie, d'abord, puis ensuite sur l'arrivée du vaisseau, le largage des vivres, le décollage de notre atterrisseur.
Et une fois sur Terre, que pourrais-je faire ? Je présume que je n'aurai jamais droit à un métier normal. Mais d'un autre côté, je ne me vois pas vivre financée par Mars Utopia toute ma vie. Mes parents voudront sans doute que je fasse des études, et je pourrais devenir ingénieure spatiale, comme ma mère. Œuvrer pour le projet de colonisation martienne, depuis la Terre.
Mais, avant tout cela, il faudra aussi que j'apprenne le plus important : comment vivre sur Terre.


***


— Comment ça se passe, dans l'espace ? sourit ma mère.
— Pas trop mal. J'aimerais que tu sois là.
— Moi aussi, ma chérie. Moi aussi.
Son regard se voile. Je n'ose imaginer la culpabilité qui doit s'emparer d'elle à cet instant : en tant que mère, elle rêverai sans doute de m'avoir à ses côtés. Mais elle désire plus que tout rester sur la planète rouge.
— Et sur Mars ? Tout va bien ?
Elle acquiesce quelques minutes plus tard.
— Le déshumidificateur est de nouveau opérationnel. Ton père et les autres cultivateurs sont en train de créer des serres.
Elle me sourit, et je tente de faire de même. J'aimerais tant la prendre dans mes bras. C'est peut-être la pire des tortures imaginables : ma mère est juste là, devant mes yeux, inaccessible.
— Je te passe Hayden, souffle-t-elle. Je te rappelle très vite, d'accord ?
— D'accord.
Je n'ai qu'à attendre quelques minutes pour que Hayden apparaisse enfin sur l'écran.
— Salut, fais-je. Je t'aime. Ça va ?
J'attends patiemment que sa réponse me parvienne, le dévorant des yeux. Je veux graver son visage à jamais dans ma mémoire. Son sourire, ses iris mordorés, ses cheveux en bataille. La ligne de ses arcades sourcilières, ses joues encore légèrement creusées par le rationnement que nous avons subi, et ses lèvres que j'aimerais tant embrasser.
— Ça va. On a aménagé une succession de modules en serres, tu sais, ceux vers le déshumidificateur, et on a commencé à semer du blé hier. On devrait finir aujourd'hui, et ce sera au tour des pommes de terre. D'ailleurs, le module où on dormait toi et moi va être reconverti en plantation d'épinards. J'ai essayé de les en empêcher, je te le jure.
Sa remarque m'arrache un sourire.
— Enfin, comme ça tu penseras à moi quand tu en feras manger à notre enfant sur Terre.
Un petit rire m'échappe, et je pose ma main sur mon ventre.
— Je penserai toujours à toi, tu le sais bien. Tous les jours, toutes les heures. À chaque seconde. Je guetterai le passage de Mars dans le ciel toutes les nuits.
Je contemple ses traits, encore et encore. L'idée de ne plus pouvoir le toucher m'est insupportable. Une boule de tristesse serre ma gorge, et je cligne frénétiquement des paupières pour ne pas pleurer. Quand ma phrase lui parvient, ses lèvres esquissent un sourire.
— Pareil pour moi. Tu sais, je... je suis heureux de laisser une petite partie de moi sur Terre.
Il va finir par réussir à m'arracher des larmes.
— Tu devrais choisir son nom, fais-je avec un sourire forcé. Ce que tu veux.
— J'y réfléchirai, répond-il quelques minutes plus tard. Je dois y aller, ajoute-il en jetant un coup d'œil par dessus son épaule. Je t'aime.
— Je t'aime.

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*Immersion : Occultation d'un astre

Fille de Mars -Où les histoires vivent. Découvrez maintenant