Entre les bouses et les fermiers

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   Samedi suivant, Raven et moi nous sommes données rendez-vous au petit matin pour aller faire un footing ensemble. Bien que les sports d'équipe soient mon pire cauchemar, j'ai toujours adoré la course à pied. Elle me permet de faire le vide, aussi bien physiquement que mentalement. Je laisse volontaire quelques foulées d'avance à Raven, ne connaissant pas bien le petit village pittoresque que nous sommes en train de traverser.

   J'avais déjà eu l'occasion de découvrir le coin avec les Optimus Centum il y a plusieurs jours de cela mais il faisait presque nuit et on ne voyait pas la main devant le nez. Aujourd'hui, j'ai l'occasion de découvrir les champs et les prés qui séparent Chatellois-sur-Marne du lycée et le paysage qui s'offre à nous est magnifique. J'ai toujours eu un faible pour la campagne profonde et je dois dire que pour le coup, je suis servie. L'endroit est tellement petit que ça ne m'étonnerait pas qu'on ait croisé plus de vaches que d'habitants. Raven semblait un peu réticente à l'idée de courir entre (je cite) «les bouses de vaches et les fermiers» (fin de citation), mais je pense qu'elle pourrait même prendre plaisir à délaisser son tapis de course pour la nature.

   Nous venons de passer devant la boulangerie du village de laquelle se dégage une envoûtante senteur de pâtisserie française lorsque Raven prononce les premiers mots depuis notre départ, près d'une demi-heure auparavant. Ce n'est pas que nous n'avons rien à dire, c'est juste que parfois le silence est si beau qu'on n'ose pas le déranger.

- Tu vivais où avant?

- En Angleterre, à Newcastle (devant sa mine interrogatrice, j'ajoute:) c'est vers l'Ecosse.

- Dans ce cas, ça ne m'étonne pas que tu aimes traîner dans coin comme ici, plaisante-t-elle.

- Newcastle est bien plus grand que Chatellois-sur-Marne, il y a des boutiques, des écoles, le métro et même un aéroport. Et heureusement, parce que ma mère n'aurait pas tenue en place dans une ville moins desservie internationalement.

- Ta mère n'est pas une hippie comme toi et Monty? J'ai du mal à imaginer ça, dit-elle en me donnant un petit coup de coude.

   Si je n'avais pas déjà été rouge pivoine à cause des kilomètres que nous venons de parcourir, je pense que j'aurais rougi à l'association de mon prénom et de celui de Monty dans la même phrase. D'ailleurs, ce n'est pas la première fois que Raven fait une remarque du genre. Mais il faut dire qu'elle a raison: nos tempéraments sortent un peu du lot, surtout parmi les Optimus Centum et se ressemblent beaucoup. Par précaution, je décide néanmoins de ne pas répondre à cette allusion.

- C'est mon père, le hippie de la famille. Même si ma mère s'exaspère toujours sur mon sort et le maudit pour m'avoir transmis son «sang hippie».

- Ils sont restés en Angleterre tes parents?

- Mon père vit dans le fin fond de l'Ecosse. Mes parents sont séparés, je lui explique. Ma mère est aussi venue en France, mais elle travaille près de Paris pour une grande entreprise. C'est pour ça que je suis à l'internat.

- Est-ce que ton père est vraiment un hippie ou tu as juste dit ça comme ça?

- Plus ou moins. Quand mes parents se sont rencontrés en Suède, ils étaient tous les deux des vrais hippies avec un minibus WV et des t-shirts à fleurs mais ça leur est passé après ma naissance. Et depuis que mes parents se sont séparés, la nature et tout ce que les hippies peuvent bien aimer est redevenue sa grande passion.

- Je sais ce que c'est, dit-elle en ralentissant la cadence avant de s'arrêter pour boire quelques gorgées d'eau. Pas les hippies, mais les parents séparés. Mon père nous a laissés en plan ma mère et moi quand je n'étais qu'un bébé. C'était pas simple tous les jours, mais mes grands-parents l'ont soutenue et au final, je n'ai pas gardé de séquelles psychologiques de cette sombre époque de mon enfance, rigole-t-elle.

- Donc tu es proche de tes grands-parents?, je la questionne, espérant en savoir un peu plus sur elle qui n'est pas si bavarde d'habitude.

- Surtout de mon grand-père. Il était mécano dans le temps et il m'a transmis sa passion quand je n'étais pas plus haute que trois pommes. On passe souvent nos week-ends à réparer quelques bagnoles. Hey, tu pourrais venir une fois, si tu veux. Ils habitent le patelin juste après Chatellois. Je suis sûre qu'ils vont t'adorer. En général, ils ne sont pas fan des amis que je ramène mais soyons honnêtes, je n'ai jamais eu d'amie comme toi.

   Si je n'avais pas été habituée à ce genre de situations, elle m'aurait prise de court. Au fil des années, j'ai remarqué que les gens me faisaient très vite confiance. Je n'étais pas très à l'aise avec ça quand j'étais au collège, à ce que les gens me définissent comme leur amie au bout de quelques jours, mais après tout c'est très gentil de leur part et je le prends presque comme un compliment. Presque, parce que je ne suis pas très à l'aise avec les compliments.

- J'adorerais les rencontrer. Même s'ils ne sont qu'à moitié aussi cool que leur petite fille je pense que je vais quand même les aimer, je la taquine à mon tour.

   Je bois quelques gorgées. Le liquide (plus très) froid m'arrache la gorge, mais c'est toujours mieux que de tomber dans les pommes à cause de la déshydratation. Alors que je viens à peine de refermer ma bouteille, Raven est déjà partie en trottinant. Je dois accélérer l'allure pendant de longues foulées pour arriver à son hauteur.

- Comment... Comment ça se fait que je ne t'entends pas respirer aussi fort qu'un chien en été, je la demande alors que je suis complètement essoufflée et qu'on doit m'entendre expirer jusqu'à Newcastle.

- L'entraînement et l'acharnement. En dehors de la mécanique, la course c'est tout ce que j'ai. Quand je ne pouvais plus faire de sport à cause de ma jambe, j'ai cru que j'allais mourir, ajoute-t-elle plus bas.

   Derrière le voile de transpiration qui m'inonde la figure je vois que son expression se durcit. Aie. J'ai visiblement touché une corde sensible. Malgré tout, je m'aventure sur le sujet fâcheux.

- Qu'es ce que tu avais à la jambe?

- Un accident de moto, il y a un an et demi de cela.

- Oh, je suis désolée. C'était grave?

- J'ai eu un truc aux vertèbres qui m'a fait boiter pendant plusieurs mois. Je n'ai que pu recommencer le sport en février dernier et encore, pas au même niveau qu'avant.

- Personnellement, (respiration sonore) je trouve que ton niveau en course à pied est excellent. (respiration sonore) Je n'ai pas eu de problèmes de santé depuis des lustres et j'arrive à peine à tenir ton rythme. (respiration sonore) Désolée si je suis indiscrète, mais comment il s'est produit, l'accident?

    Raven s'arrête si brusquement que je manque de lui rentrer dedans. Nous avons fait une boucle à travers le village et sommes actuellement en dessous du panneau Chatellois-sur-Marne. Elle respire profondément à plusieurs reprises penchée sur ses genoux (il semblerait qu'elle soit humaine après tout), avant de se redresser pour me faire face.

   Son visage a perdu toute la joie et la fierté qui l'ornaient quand elle évoquait la mécanique et ses grands-parents. Sa mâchoire est tendue et elle me fixe d'un regard si noir que j'ai un mouvement de recul qui me pousse à faire trois pas en arrière. Ok Ava, on évite d'aborder ce sujet une seconde fois. C'était une mauvaise idée. Puis, aussi rapidement que sa colère est apparue celle-ci disparaît sous la forme d'un sourire en coin. Et dans cet instant, une vérité universelle me vient à l'esprit : c'est quand les gens sourissent qu'on voit leur plus grande tristesse.

- Tu veux savoir ce qui m'est arrivé?, dit-elle en se mettant en marche.

   J'hésite puis hoche finalement la tête. Ce qui est complètement stupide puisqu'elle ne me voit pas, mais elle doit se douter de la réponse.

- Demande à Murphy.




John Murphy » The 100 AUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant