Le Grand Soir

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Les deux premières soirées se déroulèrent sans encombre. La population du pub se résumait à un mélange hétérogène de mécamages, de mercenaires et de vampires. Des hommes et des femmes à l'apparence austère, voire effrayante, que Naola avait vus se détendre à mesure de leurs consommations.

Après presque un mois à habiter dans les Halles Basses, cette clientèle ne l'étonnait plus. Elle la trouvait vivante, intéressante et pleine d'histoires. En à peine deux soirs, discrète derrière le comptoir en zinc, Naola avait glané mille anecdotes, de la plus insignifiante — le nouveau plat du jour de La Dragonnière était excellent — , à la plus rocambolesque — un cambrioleur visitait les demeures des Grandes Familles du quartier des Agathes en volant uniquement des objets précataclysmiques — en passant par la plus inquiétante — l'Ordre et les Vestes Grises préparaient une expédition à l'est et Leuthar, leur leader, lorgnait sur les zones frontalières aux cités-États voisines. La majorité du temps, la petite serveuse ne savait pas quoi faire de ces bouts de conversation qu'elle entendait à droite à gauche et auxquelles elle prenait parfois part, mais sa position privilégiée lui donnait l'impression grisante de faire à présent entièrement partie des Halles Basses.

L'adolescente, pour l'heure, s'apprêtait avec le sourire pour sa troisième nuit de service. En face du miroir qu'elle avait placé au fond de sa chambre, elle se jaugeait du regard. Mordret lui avait joué une vraie scène lorsqu'elle avait rapporté l'objet, plus tôt dans la journée. Le vampire, comme tous ceux de son espèce, abhorrait les miroirs, qui ne leur renvoyaient aucun reflet.

Pourtant, comment pouvait-elle s'apprêter sans cet accessoire ? Après tout, c'était Mordret qui demandait à ce qu'elle présente bien !

Au terme d'une fastidieuse négociation, l'adolescente avait obtenu gain de cause : la psyché pouvait rester dans sa chambre, à condition qu'elle soit dissimulée. Elle s'y détaillait — enfin ! — avec satisfaction : la jeune fille estimait sa mission réussie. Elle s'était acheté un pantalon noir, serré, qui montait jusqu'à sa taille, et par-dessus lequel elle ferma une chemise blanche. Un col roulé protégeait son cou, selon les instructions de son vampire de patron.

Naola coiffa ses longs cheveux châtains en un chignon complexe qu'elle noua à l'aide d'une série de charmes-tresses. Elle chaussa des escarpins noirs, des petits souliers à talons hauts, enchantés pour s'adapter à son degré de fatigue au fil de la nuit.

La tenue la vieillissait, ce qui n'était pas plus mal, dans la mesure où elle n'était, en pratique, pas assez âgée pour travailler... encore moins dans un bar.

À la fin de la deuxième soirée, Naola avait rejoint la table d'un sorcier croisé chez la Vieille Naine. Ils avaient disputé une partie de cartes menteuses et elle lui avait offert le dernier verre, bonne perdante.

Prendre les commandes, apporter les consommations, les servir au comptoir... Elle se débrouillait pour donner l'impression qu'elle connaissait le métier.

La jeune fille se pencha vers la psyché pour ajouter une légère touche de maquillage à sa tenue. Elle jeta un œil à la pendule au-dessus de la porte. Dix-sept heures trente. Elle recouvrit la glace d'un drap et se redressa.

Le manque de sommeil restait son plus grand problème. Couchée à trois ou quatre heures, épuisée... elle devait s'habituer au rythme. En attendant, comme elle se levait tard, Mordret avait abandonné l'idée de l'entraîner de quelques façons que ce soit. Il ne l'attaquait plus, il n'en avait plus le temps.

Pour compléter sa tenue, Naola passa un gant couleur chair à sa main droite et glissa le concentrateur de sa mère au creux de sa paume. Le vêtement scintilla et vint refermer de petits fils tressés d'iris tout autour du bijou. Ainsi maintenu contre sa peau, l'artefact pouvait être utilisé par la sorcière avec beaucoup plus de finesse : il réagissait au moindre mouvement de ses doigts, à la moindre contraction de ses muscles. Mordret lui avait imposé d'apprendre à se servir de cet extendeur, et la jeune fille devait admettre qu'il offrait une certaine efficacité. Elle n'avait jamais usé de sa magie de façon aussi fluide et précise.

Bienvenue au Mordret's Pub - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant