ESMANTIUM

Chapitre 58

Plume turquoise, plume turquoise,

Au doigt, chevalière opaque ;

Souvenirs lapis-lazuli.

La porte de l'infirmerie est déjà ouverte et Gauthier souligne mon entrée par son habituel sourire espiègle.

— Toi aussi ?

Je me retiens d'éclater de rire devant la mine courroucée d'Acacia.

— Oui, il faut croire que Céleste était... particulièrement agitée, cette nuit.

Le Diamant s'esclaffe de plus belle. Il pourrait essayer de rendre mon histoire crédible, au moins ! Face à l'air suspicieux de la soigneuse, je précise d'un ton plus sérieux :

— J'ai eu une insomnie.

Déclaration à laquelle mon camarade laisse échapper une quinte de toux qui est tout sauf naturelle. Je lui jette un regard noir, mais reprends une attitude correcte lorsqu'Acacia me tend le Saint-Graal : la potion de sommeil. Je la remercie, sans pouvoir m'empêcher de sourire à mon tour en l'entendant sermonner Gauthier :

— Toi, par contre, tu devrais rester ici aujourd'hui. Je ne sais pas ce que tu as bu, mais je ne pense pas que tu sois en état d'aller en cours.

J'acquiesce, amusée de le voir intégrer une cellule de désintox pour sorciers. Il semble si enjoué. Mais pour quelle raison ?

Si je suis pour, lui est contre cette perspective. Il essaie de se contrôler tant bien que mal... plutôt mal que bien.

— C'était juste un fou rire !

Acacia n'a pas l'air convaincue, mais elle ne le retient pas pour autant.

— Hey ! crie-t-il en se lançant à ma suite.

— Bonjour ?

— Comment se porte ma belle au bois dormant ?

— Ta « Belle au bois dormant » se demande si l'infirmière n'a pas inversé la potion de sommeil avec un élixir de stupidité.

— Que nenni, chère Aurore. Je suis juste de bonne humeur.

Alors que je cherche mentalement ce qui a pu le mettre dans cet état, Aloïs débarque avec un immense sourire, visiblement ravi de nous voir.

— Salut, vous deux ! Rubis, Gaby te cherche. Elle a l'air... énervée. Très énervée.

Je lâche un soupir. Cette fois, je ne vais pas pouvoir y couper. Tandis que je me lamente sur mon sort, Gauthier serre énergiquement la main du Saphir, à la surprise générale.

— Salut, mon pote ! Ça gaze ?

Je justifie son attitude décidément bien étrange comme je le peux :

— Il est un peu euphorique aujourd'hui, je... j'ignore pourquoi.

— Tu sais très bien pourquoi.

— T'inquiète, je vais m'occuper de lui, me rassure Aloïs. Toi, tu ferais mieux d'aller trouver Gaby avant qu'elle ne te jette une malédiction, du style être forcée d'écouter un vieux tube dance des années 80 pendant le restant de tes jours.

Tout le monde sait à quel point l'Émeraude est douée pour trouver des méthodes de torture originales à expérimenter sur son entourage.

— Mieux vaut éviter, en effet. Je file, merci !

Et je pars, rassérénée par l'amabilité d'Aloïs. La situation a l'air de l'amuser, lui.

Il est vraiment un bon ami. Je ne doute pas une seconde que je pourrai compter sur sa présence lorsque j'en aurai besoin.

Je suis encore suffisamment proche des deux sorciers pour l'entendre dire :

— Allez, « mon pote » : retour à l'infirmerie !

Me réfugiant dans un coin tranquille du couloir, je m'accorde quelques minutes de répit avant d'affronter Gaby. Comme nos deux prochaines heures sont libres, je sais pertinemment que j'aurai tout le loisir de lui détailler ma soirée en long, en large et en travers... Ça risque d'être mémorable !

Soudain, un mouvement à l'autre bout du corridor attire mon attention. Quelqu'un sort de la réserve près de l'infirmerie, où sont censées s'entasser toutes les fournitures nécessaires aux cours.

Je n'en crois pas mes yeux. Elle est pourtant verrouillée, d'ordinaire ! Ma curiosité s'aiguise davantage en découvrant la silhouette furtive d'Aaron se glisser à l'extérieur. Il referme la porte avec une précaution trop grande pour être tout à fait innocente.

Cet idiot n'en finira jamais de m'intriguer.

Discrètement, je m'approche de l'entrée après avoir vérifié que personne ne m'épie. Lorsque mes doigts entrent en contact avec la pierre, je pousse un cri. Une vive brûlure me saisit et une inquiétante tache noire se forme sur ma paume, semblable à celle de Gauthier lors de l'attaque des lycraks. C'est donc Aaron qui a dégradé la stèle de téléportation.

Et un problème de plus, un !

Ça devient une habitude, ce matin. Comme je préfère éviter de tenter le diable, j'abandonne la maudite porte et pars rejoindre Gaby.

Que pouvait bien trafiquer le mage dans la remise ? Son accès lui est pourtant interdit, comme à tout autre étudiant ne bénéficiant pas d'une autorisation spéciale de la part de Talesia...

💎💎💎

— Toi ! Si Aloïs ne m'avait pas persuadée que c'était contraire à mes principes d'Émeraude, je t'aurais étripée bien avant que tu arrives. Pourquoi sommes-nous toujours censés utiliser la magie blanche même en cas de force majeure ? Ils s'en mordront les doigts lors de la prochaine apocalypse. ¡ Basta ! Tu as intérêt à tout me raconter !

— Excuse-moi, j'ai été retenue, tenté-je de me justifier.

— J'espère que tu as une bonne raison ! On n'a qu'à aller s'asseoir sur un banc en face du lac d'Argent. Personne ne devrait nous déranger, là-bas.

Aussitôt dit, aussitôt fait !

Je résume ma soirée à Gaby sous un beau soleil matinal qui a le don de me détendre un peu – c'est toujours ça de gagné. Je zappe le passage de la vision, estimant que mon « partenaire » n'apprécierait guère que je dévoile un souvenir aussi personnel à quelqu'un d'autre, même s'il considère la jeune fille comme une amie.

Lorsque j'ai terminé mon récit, l'Émeraude garde le silence un moment avant de déclarer, tout aussi perplexe que moi :

— Tu t'es mise dans un sacré pétrin, Rubis. Je n'ai que très peu de connaissances sur le sujet, mais on dirait que le lien qui vous unit toi et Gauthier est très puissant. Un peu comme des âmes sœurs, tu vois ?

Cette partie nous a permis de nous familiariser avec Gaby, l'amie de Rubis. Notre héroïne devrait prendre au sérieux les propos de l'Émeraude, vous pensez ? 💜

– Carrément !

– Pas du tout...