La Vieille Naine

Depuis le début
                                    

Il n'avait fallu qu'un battement de cil pour que tous les ateliers, où œuvraient pourtant, au total, une bonne centaine de personnes, disparaissent corps et âme au profit d'immenses salles de réunion vides, de greniers et de caves.

Les soldats fédéraux étaient repartis bredouilles et un brin agacés. Il avait suffi à la vieille de claquer des doigts pour que tout réapparaisse. Sous les yeux ébahis de la sorcière, les murs et les plafonds avaient pivoté sur eux-mêmes et réintégré les espaces originaux, travailleurs compris.

Pour fêter cette excellente farce faite aux forces de l'ordre, la Vieille Naine avait offert à tous une heure de pause. Naola s'était jointe à la liesse générale et s'était mêlée à un groupe de jeunes mécamages, avec qui elle avait sympathisé. Ils lui avaient appris à jouer aux cartes menteuses et servi l'ersatz de café que buvaient les ouvriers tout au long de la journée.

L'adolescente sourit à ce souvenir, le plus agréable de sa nouvelle vie. Elle se redressa et s'étira. Au début – et en dépit de tous ses efforts pour essayer de s'intégrer – Naola s'était montrée méfiante. Les premiers jours, elle avait dû lutter consciemment pour museler ses réflexes : elle s'était forcée à serrer la main mécanique de son voisin de tablée, avait veillé jusqu'à des heures indues pour écouter un vieux méca narrer ses aventures de jeunesse, s'était obligée à passer par les vestiaires des femmes à l'heure de la débauche pour se confronter aux corps augmentés. Sa stratégie avait payé : au fil des jours, la jeune fille s'était accoutumée aux mécartificiés au point de ne plus se préoccuper de leurs prothèses.

Le soleil avait terminé son lever et réchauffait Stuttgart de ses rayons paresseux. Il ferait beau et très chaud aujourd'hui. Raison de plus pour ne pas rester dans le quartier couvert. Les températures du milieu de l'été étaient difficiles à supporter ; les toits agissaient comme une gigantesque serre. Si bas dans la ville, plus aucun sortilège de régulation climatique n'opérait.

Elle allait encore passer une nouvelle journée à arpenter les rues en essuyant refus sur refus. Cela ne l'enchantait pas, mais elle se motiva en se disant qu'aujourd'hui serait peut-être la bonne.

« Attends, Naola, viens par ici », l'interpella la Vieille Naine alors qu'elle passait en coup de vent prendre de quoi manger.

Pour ce qu'elle payait par semaine, avec la mansarde qui lui servait de chambre, elle avait négocié le couvert inclus.

« Qu'est-ce qu'il y a, Nany ? demanda-t-elle en s'immobilisant sur le pas de la porte.

– C'est Dagda ton nom de famille ?

– Heu... Ouais... »

Naola fronça les sourcils et fit face à sa logeuse, inquiète. Pour rester discrète, elle avait pourtant pris soin de ne pas donner son nom. La vieille femme lui fit signe de prendre place près d'elle.

Le gros des ouvriers mangeait dans une immense cantine, à quelques couloirs de là, alors que les contremaîtres et responsables des ateliers du bâtiment se restauraient dans une salle plus calme. Le mobilier y était fonctionnel, la décoration quasi inexistante, mais un large établi accolé au mur de l'entrée croulait sous un buffet garni de tout ce qu'il fallait pour un copieux petit déjeuner. La patronne siégeait en bout de table, installée sur la seule chaise matelassée disponible. Naola s'assit à côté d'elle sur un grand banc en bois sombre. Mal à l'aise, elle observa son interlocutrice terminer sa bouchée de pain et boire une longue gorgée de café.

« Tes parents te cherchent. Les P.M.F. devraient diffuser un avis de recherche pour toi, dans les jours à venir », lâcha-t-elle enfin en coupant son omelette aux légumes.

Naola pâlit et détourna le regard. Elle sentit ses poings se crisper malgré elle sur ses cuisses. Alors ils s'étaient finalement décidés... Au bout de deux semaines, ils devaient avoir compris qu'elle ne reviendrait pas d'elle-même. Elle avala sa salive.

Bienvenue au Mordret's Pub - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant