Chapitre 2

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       Captivée par la rubrique « Paroles d'hommes » du magazine acheté au kiosque la veille, j'acquiesce aux questions de ma mère sans y prêter attention. « Le harcèlement en entreprise vu par ces messieurs ». Intéressant, très intéressant. Entre bon sens et misogynie, il n'y a qu'un pas que certains franchissent aisément en brandissant des arguments désuets et pathétiques que je déconstruis à haute voix.

— Quand je t'écoute, je me dis que j'ai réussi ton éducation ! s'enchante ma mère.

— Ne boude pas ton plaisir d'avoir façonné l'enfant parfaite.

— Oh oui ! glousse-t-elle. Une enfant bienveillante, avenante, drôle mais parfois cynique, têtue, impatiente, organisée une fois sur deux, fâchée avec son réveil, boudeuse, obstinée, bavarde...

— On a compris, l'interromps-je non sans sourire à sa réplique.

Quand je lève la tête, je constate satisfaite que nous sommes à mi-chemin de mon lieu de travail. Le trafic est fluide, ce qui n'est pas toujours le cas. Pas besoin d'enfoncer rageusement le klaxon ou d'injurier qui que ce soit comme il m'arrive parfois de le faire au grand dam de ma mère. La plupart du temps, je suis à l'heure malgré les aléas des transports. Braver les rames de métro bondées est devenu mon activité journalière favorite. Le grand frisson de faire partie de la foule qui s'agglutine dans un espace restreint où fermentent les odeurs, l'agacement d'attendre une rame qui ne passe pas tandis qu'un imbécile insistant vous importune lourdement pour obtenir un 06, la colère de sentir le frotteur aguerri à l'érection protubérante plaquée contre votre postérieur : le métro, ça vous forge une femme. Le métro est une sacrée leçon de vie.

Étonnamment, je n'ai été en retard qu'une seule fois ces six derniers mois. La fois de trop pour ma grincheuse de responsable qui a menacé de me dénoncer à la hiérarchie si cela se reproduisait. J'ai besoin de ce travail pour financer mon master en ressources humaines, hors de question de faire un faux pas, et puis je ne lui donnerai pas la satisfaction de pouvoir me mettre à la porte. C'est tellement bon de la voir pester dans son coin toute la journée, que ce soit contre moi ou les autres employés.


       Ma mère me dépose devant l'entrée du personnel. Après un coaching rituel intensif et inutile de cinq minutes, je m'échappe de la voiture sous son regard protecteur. Je salue mes collègues qui papotent clope au bec et m'engouffre dans le bâtiment haussmannien de cinq étages, prisé des nantis. J'emprunte l'escalier du personnel, me dirige au sous-sol afin de poser mes affaires au vestiaire et d'y récupérer mon badge. Ensuite, je monte au dernier étage, niveau « homme » du magasin de luxe. C'est à cet endroit que je passe la plupart de mes journées à officier en tant que vendeuse et personal shopper.

— Bonjour Rosa !

Hautaine comme personne, Rosa me lance un regard des plus méprisants. Un accueil glacial qui au bout de plusieurs années ne me fait plus aucun effet.

— Aujourd'hui, tu vas t'occuper personnellement de deux nouveaux clients. Le premier, M. George, a réservé le créneau de onze heures à quatorze heures. Le second, M. Gaune, a quant à lui rendez-vous à dix-sept heures.

— Je suis justement censée finir à dix-sept heures aujourd'hui, noté-je en sentant le vent tourner.

— Je ne m'en étais pas aperçue.

Son sourire en coin dénote tout son sadisme. Elle le savait. Je respire un grand coup, la bave du crapaud n'atteint pas la blanche colombe. Enfin, la colombe chocolat au lait serait plus appropriée dans mon cas.

— Tu récupéreras tes heures la semaine prochaine.

— J'ai déjà trente-trois heures à récupérer depuis le début du semestre.

De parfaits opposés (EN PAUSE)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant