Partie 3 - La tentation de l'abîme - Chapitre 3

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La végétation craquait sous les bottes de Julien, qui la considéra d'un œil suspicieux. Dès le premier jour, l'île lui avait paru desséchée et chiche en flore. Depuis, la situation s'était encore dégradée. De plus larges portions de rochers dénudés s'offraient à son regard, comme autant de chicots dans la gueule d'un monstre marin. Les plantes, qui n'avaient jamais été très gaillardes, se recroquevillaient et s'éteignaient en découvrant la terre sableuse. Même s'il ne savait rien de l'écosystème de l'île, il ne croyait pas que cette décrépitude fût causée par les seules gelées matinales, apparues quelques jours plus tôt. La nature se mourait, comme consumée par une longue maladie.

Il poursuivit son inspection jusqu'au menhir, qui, sans surprise, régnait toujours dans son large cercle de terre battue et boueuse. L'immuable mastodonte n'avait que faire de la désolation alentour. Peut-être même en tirait-il quelque bénéfice en vampirisant l'énergie vitale des végétaux.

Julien se remémora de quelle façon il avait cru déterrer l'immonde idole de roche. Il frotta son poing d'un geste distrait. De tous ses rêves, celui-là s'avérait le plus vivace dans son esprit, au point de faire naître un douloureux doute. Une partie de lui croyait qu'il avait vraiment vécu cette nuit, et que les paroles d'Ivona n'étaient que des mensonges, de même qu'elle croyait que les fantômes du phare existaient bien et qu'une créature hideuse attendait son heure au fond de l'océan... Pourtant, depuis l'appel d'Alice, les mauvais rêves avaient à nouveau déserté ses nuits, comme s'ils n'avaient jamais existé.

Julien franchit la distance qui le séparait du roc et posa une main hésitante sur la plus grêlée de ses faces. La pierre ne présentait aucune particularité : elle était froide et humide. Il ôta sa main et secoua la tête. Toutes ses idées morbides à l'égard du mégalithe lui paraissaient désormais ridicules.

N'avait-il pas d'autres problèmes bien plus réels, de toute manière ? Alice pouvait fort bien débarquer d'un jour à l'autre pour le harceler au sujet de sa mère malade. Et si Malik lui emboîtait le pas, il pourrait le traîner par la peau du cul jusque dans le midi de la France. Malik n'aimait pas les homophobes et, en raison de ses origines, les racistes, mais il mettait aussi la famille sur un piédestal sacré. Tous deux oubliaient que les bons sentiments ne suffisaient pas à guérir les blessures. Il avait fait son choix, en son âme et conscience, et ne comptait pas revenir là-dessus.

Julien s'apprêtait à faire demi-tour lorsque l'odeur immonde du varech le stoppa. Prenant sur son envie de fuir, il contourna le menhir.

Une silhouette sombre se dressait sur la courte plage de galets.

Il pensa tout d'abord qu'Aymeric était revenu pour le confronter. Mais cette ombre paraissait trop massive pour appartenir au frêle jeune homme. Et l'épouvantable odeur n'avait rien d'humain. Ou, plutôt, si, mais on ne la sentait qu'à proximité d'un cadavre à la décomposition déjà avancée.

Julien se rappelait avoir pesté mille et une fois contre ces héros de films d'épouvante allant au-devant du danger au lieu de se barricader chez eux et de s'emparer de l'objet le plus approprié pour servir d'arme. Pourtant, il s'avança d'un pas mécanique vers l'inconnu, ce qui l'horrifia. La silhouette l'aimantait, l'hypnotisait. Malgré toute sa volonté, malgré son cœur qui battait à tout rompre, il ne parvenait pas à reprendre le contrôle de ses jambes pour piler, tourner les talons et fuir le plus loin possible.

Arrivé devant l'étranger, Julien perdit tout souffle. Il n'arrivait pas à fixer le visage grotesque de la créature sans avoir les yeux emplis de larmes. Son cerveau se refusait à analyser ce qui emplissait son champ de vision, tant et si bien qu'il n'aurait pu décrire l'être à l'odeur méphitique avec certitude. La chose formait un agrégat de chairs déliquescentes bien trop odieux pour être examinée sans sombrer dans la folie. Son âme lui hurlait de baisser la tête pour s'épargner cette vision éprouvante ; ce qu'il fit.

Le roi des tréfondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant