Partie 1 - Songes sur l'île stérile - Chapitre 6

3.7K 457 43
                                    

Les météorologues affirmaient que le Morbihan bénéficiait d'un microclimat le couronnant « coin le plus ensoleillé de Bretagne ». Julien aurait bien aimé qu'ils se penchent sur le cas d'Enez-Yen, car il était désormais persuadé que l'île lilliputienne en incarnait le négatif climatique. C'était comme si l'Angleterre, l'Irlande et la France s'étaient mises de connivence pour lui pisser dessus. Un tel acharnement aurait mérité un procès pour harcèlement.

Décembre avait débuté sous le soleil, mais très vite le mauvais temps avait rappliqué pour une nouvelle tournée. Deux semaines qu'il pleuvait et ventait sans discontinuer. Les éléments ratissaient l'île avec zèle. Les herbes se courbaient jusqu'au sol à leur passage. Le matin, le brouillard se mettait même de la partie. Il jouait à cache-cache avec les rochers en effaçant leurs dangereuses aspérités sous sa robe de pois. Impossible de prendre le bateau pour rejoindre le continent. Malgré la réserve bien garnie, Julien rongeait son frein. L'anxiété ne le laissait plus en paix, et il ressassait ses idées noires. Les ombres nocturnes lui faisaient voir des fantômes dans chaque recoin du logis.

Les rêves perduraient. Ils tournoyaient autour de lui comme des rapaces attendant que l'explorateur moribond succombât à la soif. Ils lui arrachaient le peu de joie de vivre qu'il conservait et le poussaient dans ses retranchements. Depuis quelques jours, ils s'accompagnaient de maux de tête violents qui l'épuisaient. Il retardait l'heure de son endormissement le plus longtemps possible à l'aide de tasses de café corsé et de cachets énergisants achetés à la pharmacie de Diwaller, mais il finissait toujours par céder. Et chaque matin, il peinait à se lever et restait immobile dans son lit, les yeux rivés au plafond. À cause de l'épuisement, des tremblements nerveux agitaient ses mains, parfois son corps entier. Il se surprenait même à pleurer et à refuser la compagnie humaine qu'il avait pourtant trouvé si réconfortante au tout début de son séjour. La raison aurait dû le pousser à fuir quoiqu'il en coûtât ; il voulait rester sur l'île et se cacher de tous. Comme si une chaîne invisible le liait à ses rochers.

Ce qui l'angoissait, ce n'était pas tant la récurrence de ses songes, mais bien de ne se rappeler que de ceux-ci. Ses nuits n'étaient hantées que par les fantômes de la légende d'Enez-Yen, et les fréquenter ne le rendait guère allègre. Les scènes se répétaient avec d'infimes variations. Elles l'obsédaient même durant la journée. Parfois, un tentacule noir surgissait sur l'un des murs, et il bondissait en arrière, en proie à la panique, avant de réaliser qu'il ne s'agissait que de l'ombre d'un objet... Lorsqu'il luttait contre le sommeil, il croyait discerner dans l'obscurité les yeux du dieu pieuvre. La créature l'épiait et attendait avec impatience qu'il la rejoignît dans leurs rêves partagés.

Est-ce que je deviens fou ? se demandait-il constamment.

Oui, sans aucun doute. Mais ce n'est pas grave, viens de notre côté, nous avons des cookies, lui répondait une autre voix intérieure.

Julien avait beau se torturer le cervelet, il ne se rappelait aucun songe différent depuis son arrivée sur l'île, pas un fragment lumineux auquel se raccrocher pour se prouver qu'il conservait une étincelle de santé mentale. Il n'avait même pas eu un seul fantasme érotique, et pourtant il n'avait pas l'habitude de l'abstinence. En toute logique, la frustration aurait dû débrider son imagination. Or, à la place d'activités charnelles que la morale chrétienne réprouvait, il cauchemardait sur un château englouti et sur un hideux monstre hybride qui le câlinait avec ses appendices gluants. Sans doute pour mieux le dévorer au premier moment d'inattention. Du moins l'espérait-il, car il appréhendait la prochaine évolution de ses songes.

Conservant une maigre étincelle d'humour malgré tout, il se disait qu'il était temps pour lui d'acheter une bouteille de whisky et de la coke pour amorcer une brillante carrière d'écrivain de romans horrifiques. Ceci dit, il ne détenait aucun talent pour l'écriture et doutait que cela remplît son porte-monnaie compte tenu de l'état du marché des livres. N'était pas Stephen King qui voulait. Et si coucher ses cauchemars sur le papier suffisait à les exorciser, les psys auraient fait faillite et sombré dans la dépression depuis longtemps. Au moins, l'alcool et la drogue lui procureraient des songes plus doux.

Le roi des tréfondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant