Partie 1 - Songes sur l'île stérile - Chapitre 5

3.5K 464 25
                                    

La créature mi-homme mi-pieuvre semblait endormie sur son trône, et la grande salle du palais marin était curieusement vidée de sa cour. Mais alors que Julien espérait s'éclipser sans se faire remarquer, la chose ouvrit les paupières sur ses yeux aux éclats nacrés. Les deux billes noires, plantées au milieu de ses globes iridescents, se fixèrent sur lui avec froideur. Julien réalisa que ses pupilles étaient devenues plus « humaines », anatomiquement parlant.

Épouvanté, il voulut opérer un repli stratégique – mieux, se réveiller de ce énième cauchemar où sa conscience était étonnamment claire. L'un des longs tentacules se déploya et s'enroula autour de sa jambe. D'un coup sec, il fut précipité au sol et traîné sur le dos jusqu'au pied du trône. Terrifié, il chercha à se libérer en empoignant le membre humide. Il s'était attendu à ce que sa chair fût molle et à ce que ses doigts s'y enfoncent facilement, mais il n'en fut rien. Le muscle puissant était inflexible, et le tentacule raffermit sa prise. Les crochets et les ventouses qui le bardaient par endroit imprimèrent leur marque sur sa peau jusqu'au sang. Il cria.

Aussitôt, le monstre desserra son emprise. Julien le considéra d'un regard plein d'incertitude. Son exclamation de douleur l'avait-il ému ? Même si le « roi » continuait de le dévisager, son visage blanc n'exprimait rien. Il pensait, c'était évident, mais soit il ne voulait rien révéler de ses intentions, soit il était incapable d'actionner ses muscles faciaux pour transmettre ses sentiments. Après tout, Julien ne l'avait jamais entendu parler non plus : ni par sa bouche humaine ni par celle monstrueuse, plantée au milieu de son buste et qui aurait surplombé son nombril s'il en avait eu un.

Julien rampa vers l'arrière avec prudence, puis se releva tout en continuant de reculer. Le « roi » le suivit du regard. Le reste de son être était toujours immobile. Deux de ses bras reposaient sur les accoudoirs de son trône. Les quatre autres étaient figés en corolle, lui donnant ainsi l'allure d'une divinité hindoue. Peut-être ne savait-il pas comment utiliser ses membres surnuméraires ? Quant aux tentacules terminant son tronc, elles serpentaient sur le sol tout autour du siège royal.

Le jeune homme avait parcouru une bonne dizaine de mètres quand le monstre décida, tout à coup, qu'il ne l'autoriserait pas à s'éloigner plus. Cette fois, ce furent deux appendices qui se tendirent pour l'attraper par les jambes et le ramener de force jusqu'au pied du siège d'os. Julien, ayant retenu la douloureuse leçon, ne chercha pas à se débattre. Il attendit plutôt que la bête consentît à le lâcher. Ce qu'elle fit après quelques secondes.

Julien observa le « roi » à nouveau. Pour le monstre, il ne s'agissait que d'un jeu cruel. Le trouvait-il amusant ? Difficile à dire. Une chose était néanmoins sûre : s'il le fuyait, il serait encore rattrapé. Alors, il s'agenouilla, posa les mains sur ses cuisses et opta pour la patience. S'il ne bougeait plus, la créature se désintéresserait de lui. Et avec un peu plus de chance, il se réveillerait enfin.

Après quelques minutes, la pointe crochue d'un des tentacules vint frapper contre son épaule ; une simple chiquenaude qui le fit malgré tout vaciller. Julien refusa de céder à la panique, respira profondément et se força à rester sans réaction. Il reçut un nouveau coup, puis l'appendice se recourba et tapota contre sa joue, comme pour l'irriter, à moins que ce ne fût un acte de pure curiosité. Les billes glacées du « roi » n'exprimaient toujours rien. Julien frémit sous le contact des ventouses. Elles laissèrent une traînée humide et tiède sur sa peau qui le fit grimacer. Il voulait crier, se défendre, fuir, mais il serra les poings et les dents. S'il subissait sans réagir, il était convaincu que la créature se désintéresserait de lui. Comme un chat bien nourri le fait quand sa proie est morte.

Il révisa son jugement lorsque d'autres tentacules se lancèrent à leur tour dans une exploration méticuleuse de son corps.


Julien bondit hors de son lit et se débattit en tout sens pour se débarrasser des bras de pieuvre qui l'étouffaient. Il lui fallut plusieurs secondes pour découvrir qu'il avait quitté le pays des songes dérangeants. Aucun dieu monstrueux ne viendrait le tourmenter.

Avec un soupir, il se laissa glisser au pied du lit, dos contre le matelas, et se recroquevilla sur lui-même. D'abord abattu, il se mit tout à coup à rire avec nervosité. Si ces rêves n'avaient pas été aussi récurrents, il aurait jugé celui-ci simplement bizarre. Malheureusement, il était loin de se sentir soulagé. Ce n'était pas qu'un cauchemar dont on pouvait se moquer une fois la lumière allumée. S'il retournait se coucher dans le lit, le « roi » reviendrait peut-être le hanter.

— Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? fit-il d'une voix étranglée par un sanglot qui refusait de sortir.

Julien chercha à se raccrocher à une explication rationnelle et trouva un médiocre réconfort au souvenir du jeu cruel des deux enfants. Voilà ce qui avait causé son rêve !

Il respira à fond pour essayer de calmer les battements erratiques de son cœur et se glissa les mains le long du visage. Sa peau était humide de sueur. Il se leva, bien décidé à prendre une douche pour se récurer sous tous les angles. Même si sa raison lui clamait qu'il n'avait fait que cauchemarder, il avait l'impression que les tentacules continuaient de le toucher. Tout en allant vers la salle de bain, il passa devant la fenêtre de la chambre.

Dehors, la pluie clapotait sur le menhir. Il nota avec un frisson que la pierre semblait entourée d'un pâle halo de lumière. La lune devait se refléter sur sa surface trempée. Satisfait par ce constat, il se détourna sans examiner plus avant le paysage. S'il l'avait fait, il aurait remarqué qu'aucun astre nocturne ne flottait dans la mer de nuages.

Le roi des tréfondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant