Partie 1 - Songes sur l'île stérile - Chapitre 7

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La fièvre rongeait Julien, qui ne quittait son lit que pour accomplir ses besoins naturels aux toilettes.

Et vomir, aussi.

Il ne s'était jamais autant vidé. Quand il croyait en voir la fin, son corps lui rappelait les ressources insoupçonnées de son appareil digestif, généreux producteur de sucs gastriques. Sa bouche s'était desséchée, sa langue possédait la consistance du carton et sa gorge le tiraillait comme si un objet aux arêtes aiguës s'y était coincé. Il n'en pouvait plus.

Julien n'arrivait pas à s'ôter l'idée que le menhir l'avait empoisonné pour le punir de son offense. Il avait tenté de le déraciner de son île maudite et stérile. Maintenant, il payait le prix de son arrogance.

Dans son demi-sommeil halluciné, les démons aux figures grotesques défilaient en sarabandes. Désormais libérés des profondeurs obscures, ils grouillaient sur la terre ferme. Leurs pattes palmées, leurs doigts crochus et leurs ventouses caressaient avec adoration la pierre levée. Julien fendit leur rang en les insultant. Il arma sa pioche et l'abattit sur la surface grêlée du menhir. La pointe s'enfonça dans la roche. Un cri de victoire lui échappa.

C'est trop tard, mortel. Nous sommes libres.

Sa chair se hérissa. La voix caverneuse avait transpercé ses pensées pour s'imposer. Julien se tourna avec anxiété. Ses mains humides de sueur se crispèrent sur le manche de la pioche.

Le roi avait quitté son palais aquatique. À la lueur du jour, ses cheveux longs se paraient d'une blancheur encore plus spectrale. Sa peau diaphane révélait l'enchevêtrement bleuté de ses veines. Elles dessinaient des arabesques complexes évoquant plus un tatouage mystique qu'un réseau organique distribuant le sang dans son corps entier.

Cependant, le roi avait changé. Comme la petite sirène, des jambes lui avaient poussé pour lui permettre de fouler le monde des Hommes. La comparaison avec l'amoureuse trahie d'Andersen s'arrêtait pourtant là, car il conservait l'apparence horrifiante d'un monstre hybride. Si l'énorme gueule plantée au milieu de son torse avait disparu pour laisser place à un épiderme et des muscles sans défaut, les tentacules restaient. Elles avaient remonté le long de sa colonne vertébrale et se dressaient autour de son corps. Elles ajoutaient à la vision démente de ses six bras de déité hindoue. Six bras terminés par des mains aux longs doigts munis d'ongles noirs taillés en pointe.

Julien opéra un mouvement de recul et essaya d'arracher la pioche au menhir. Le roi fronça les sourcils ; et pour la première fois, son visage aux traits ciselés refléta une émotion. Ce changement terrorisa bien plus le jeune homme que tout le reste. Il n'avait pas affaire à un simple monstre. Cette abomination, quelle que soit son origine, possédait une réelle intelligence et la capacité de s'adapter. La première fois qu'il l'avait vu, le roi n'était qu'un être grotesque entre la pieuvre et l'homme. Mais il avait appris à son contact. Son apparence ne devenait pas seulement plus humaine, il savait désormais communiquer et exprimer ses émotions.

Comme s'il n'avait pas perdu une seule miette de ses pensées, le roi se mit à sourire avec un mélange de cruauté et de sensualité. Julien se sentit gagné par la confusion ; si la créature n'avait pas conservé les parties les plus monstrueuses de son anatomie, elle aurait été diablement séduisante. Indubitablement dangereuse, mais séduisante. Lorsqu'elle vint poser les doigts d'une de ses mains sur son front, Julien se contracta avec crainte. Pourtant, s'il agrandit les yeux de terreur, il n'osa pas s'enfuir.

Je suis le roi des tréfonds, et je viens reprendre mon royaume.

Bien que Julien eût parfaitement entendu ses mots, la bouche de la créature ne bougea pas.

Le roi des tréfondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant