Partie 2 - Illusions d'amour - Chapitre 6

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— Si je suis fou, ne devrais-tu pas rester loin de moi ? questionna Julien.

— Au risque d'accentuer ton mal ?

— Je fais tout le temps ces cauchemars et... je crois qu'une part de moi les croit vrais.

— Si tu en as conscience, alors c'est que tu n'es pas réellement fou, simplement déboussolé.

— Les fous n'ont pas conscience qu'ils déraillent, c'est ça ? questionna Julien avec une pointe de cynisme.

— Tu es tout le temps seul, soupira Aymeric. J'ai bien vu comment tu m'as regardé la première fois. Pourquoi tu ne profiterais pas un peu de ma compagnie ?

Julien, qui avait commencé à se frotter les yeux, laissa retomber son bras et cessa tout mouvement.

— Profiter de ta compagnie ? répéta-t-il d'une voix atone.

Aymeric passa les bras autour de sa taille pour l'attirer contre lui. Ses mains glissèrent sur son ventre, puis plus bas, beaucoup plus bas. Julien se crispa et l'agrippa par les coudes. Il était bien décidé à lui faire lâcher prise, mais marqua un temps d'arrêt quand l'étudiant se remit à parler.

— Tu fais un travail difficile. Tu as bien le droit à une récompense à la hauteur de tes efforts. Tu peux me demander ce que tu veux, suggéra Aymeric d'une voix séductrice.

Tout à coup, Julien laissa échapper un ricanement nerveux. Il se libéra de l'étreinte du jeune homme et se retourna, mais pas pour le dévorer du regard comme son interlocuteur aurait pu s'y attendre. Aymeric se sentit crucifié par ses yeux qui lançaient des éclairs de colère. Il dut comprendre que de toutes les méthodes qu'il aurait pu employer pour tenter Julien, il avait opté pour la plus maladroite. Pire, s'il avait voulu le dégoûter d'entreprendre une relation avec lui, il ne s'y serait pas mieux pris.

— Est-ce que tu proposes ça à tous ceux qui viennent garder le phare ou ai-je le droit à un traitement de faveur ?

L'incertitude passa sur le visage d'Aymeric. Il ignorait comment se conduire face au rejet, car il n'en avait tout simplement pas l'habitude. Il se mordilla la lèvre. Après quelques secondes d'indécision, il bredouilla :

— Je ne vois pas où est le problème. C'est mon rôle de m'assurer que vous allez bien...

Julien serra les poings. Il respira fort pour garder son calme, mais c'était peine perdue. La colère s'était insinuée en lui et avait verrouillé son cœur à toute compréhension.

— Oh ! Ton rôle ? Alors, qu'est-ce que tu es, au juste ? La prostituée du village ? Et Ivona, ta maquerelle ?

Aymeric agrandit les yeux de stupeur. Jamais personne n'avait employé de tels termes pour parler de lui, et cela lui était aussi désagréable qu'une écharde enfoncée dans la main. Il voulut le détromper, mais Julien poursuivit d'un ton sans aménité.

— Ils n'ont trouvé que cette solution pour nous empêcher de foutre le camp, de devenir fous ou de nous suicider ? Et comme ils n'ont pas de jeunes femmes aguichantes, c'est toi qu'ils envoient ? Parce qu'après quelques semaines seuls, on ne sera pas très regardant sur la nature réelle du cadeau, surtout que tu n'es pas l'incarnation même de la virilité ? Est-ce qu'ils te payent bien, au moins ?

— Je voulais seulement dire... tu peux... ce n'est pas comme si j'étais... hésita Aymeric dont les joues rougissaient de plus en plus. Enfin... ça ne me dérange pas si...

— Ça ne te dérange pas, vraiment ? coupa Julien, plus agressif encore. Ça ne te dérange pas d'être utilisé par n'importe qui, comme un vulgaire objet. Qu'un inconnu, qui n'a aucune considération pour toi, te demande de faire des choses ? Si je t'ordonne de t'agenouiller et me sucer, tu vas le faire ? Est-ce que tu as seulement une seule idée de ce que tu es en train de réclamer ? Ou c'est la première fois et tu crois encore que ça va être « excitant » ? Tu te crois dans une pseudo-romance à deux balles comme Cinquante nuances de Grey ou quoi ?

Aymeric, cloué sur place, ouvrit la bouche en grand, mais ne trouva rien à répliquer tant ces propos l'horrifiaient. Il fixa Julien d'un air estomaqué, ce qui agaça encore plus le gardien du phare et le convainquit que le neveu d'Ivona – s'il était vraiment son neveu et non pas un malheureux embarqué dans une sale histoire – n'avait aucune idée de ce qu'il trafiquait. Qu'il ignorait qu'il se réveillerait un jour avec du dégoût pour lui-même et l'envie irrépressible de dépenser tout l'argent accumulé en frivolités, juste pour oublier comment il l'avait obtenu. Qu'il ne voudrait plus le sentir lui brûler les doigts et enfoncer la culpabilité à coup de burin dans son cœur. Mais plus il gaspillerait cet argent douloureusement acquis, plus le besoin d'en récolter pour combler la dette créée pèserait sur lui. Il entrerait dans un cercle vicieux. Tout cela à cause de son appétit et de son inconscience.

Julien réalisa qu'il n'avait pas devant lui un démon prêt à le dévorer tout cru ou à un roi de l'océan rêvant de faire de lui son esclave, mais juste un paumé qui se berçait d'illusions pour ignorer la cruauté et la vacuité de son existence. Et il ne supportait pas ce pitoyable reflet de lui-même qu'Aymeric lui renvoyait. Car, au fond, voilà où se situait le vrai problème : en toute innocence, l'étudiant avait frappé là où il souffrait le plus.

— Rentre chez toi, grogna-t-il. Tu ne sais rien de moi !

Sans attendre de réponse, Julien prit le chemin de la maison d'un pas rapide. Il voulait mettre le plus de distance possible entre lui et Aymeric. Il se sentait même prêt à tout abandonner et à rentrer à Paris pour ne plus jamais le revoir. Dans sa rage, il ne songeait même pas à lui proposer son aide.


Les bras ballants, Aymeric resta immobile sur la plage. Jusqu'alors, il pensait Julien envoûté par son charme comme tous les autres auparavant. Mais, contre toute attente, le gardien du phare l'avait repoussé et il lui avait tenu des paroles d'une dureté inattendue. Comment son affection s'était-elle aussi vite muée en dégoût ? Aymeric avait cru comprendre ses désirs, mais il s'était mépris. Julien n'était pas comme les autres et avait mis le doigt sur les ombres qu'il avait toujours refusé d'affronter.

Le jeune homme dirigea un regard malheureux vers le menhir, et se mordit l'intérieur de la joue jusqu'au sang. Un goût métallique et âcre emplit sa bouche. Le poids de son existence s'était abattu sur ses frêles épaules comme jamais auparavant. Des doutes l'avaient parfois effleuré, mais sans jamais percer la carapace de son optimisme. Pour la première fois, il goûtait à la souffrance et il n'en aimait pas l'amertume. Elle rendait sa condition beaucoup plus sombre et pathétique.

Des larmes dévalèrent ses joues. Il les recueillit du bout de ses doigts et les examina avec l'effroi d'une personne qui découvrirait qu'elle est capable de pleurer comme n'importe qui d'autre.

— C'est vrai. Je ne sais rien de toi. Mais tu ne sais rien de moi non plus...


Le roi des tréfondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant