Partie 1 - Songes sur l'île stérile - Chapitre 6

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— Tout ça, c'est à cause de ce menhir, marmonna-t-il un matin.

La tasse, où gisait encore un fond de café noir, le dédaigna avec un silence méprisant. Elle ne se souciait pas de ses tourments. Elle attendait seulement qu'il se décidât à la laver pour la débarrasser de ses souillures.

Saisi d'une inspiration, il se leva.

Le propriétaire ne lui avait laissé aucune instruction concernant le menhir. Même pas de « Veuillez ne pas y toucher, il est maudit et appartient à une pieuvre humaine qui mange les gens pour venger tous les calamars cuisinés à l'armoricaine ». Julien conclut donc qu'il bénéficiait d'un accord tacite pour le foutre en l'air dans les règles de l'art. Et, bon sang, il allait s'en donner à cœur joie ! C'était sans aucun doute ce que l'on attendait de lui. Sinon, pourquoi le payer autant pour surveiller une île paumée sur laquelle aucun touriste ne débarquerait en plein hiver ? Son travail n'avait aucun sens ! Il supputait donc que sa mission – sa vraie mission, celle qu'on lui avait délibérément cachée en comptant sur sa sagacité – devrait être tout autre. Pourquoi ne l'avait-il pas deviné plus tôt ?

Il dénicha une vieille pelle dans la réserve, enfila un ciré et profita d'une brève accalmie pour rejoindre l'objet de ses souffrances nocturnes. Il ne se demanda pas un seul instant s'il possédait l'équipement nécessaire à sa mission. Le bon sens l'avait déserté. La perspective d'une nuit paisible l'obsédait.

Une fois arrivé au centre de l'île, le menhir le toisa de ses trois mètres de haut. Julien fixa son gros nez penché vers lui. Son ennemi se montrait aussi arrogant qu'un Bourbon. Le gardien du phare planta la pelle dans le sol détrempé avec un air de défi. L'énorme rocher ne plia pas devant la menace.

T'oseras pas.

— Si, je vais oser.

T'es carrément ridicule, tu t'en rends compte ? Je suis un menhir de plusieurs tonnes. Tu espères faire quoi avec ta pelle de bac à sable ?

Ne l'écoute pas. Il est mort de frousse. Fais-lui sa fête.

— Pas besoin de me le demander deux fois...

Julien enfonça l'outil plus profondément dans le sol et déposa un premier tas de terre sur le côté. Les voix continuaient de se quereller, mais il se concentrait sur sa tâche tout en les ignorant. Leurs jacasseries ne le détourneraient pas de son devoir, alors mieux valait les ignorer sans leur prêter l'oreille.

Je ne suis pas mort de frousse. Par contre, si je lui tombe dessus, il va ressembler à de la Bolognaise.

Les menaces, maintenant... Tu vois comme il est maléfique ?

Tout ce que je dis, c'est que c'est du gaspillage. Je n'ai pas de spaghettis pour récupérer les restes.

— Tu seras bien moins causant quand tu seras par terre.

Il devient fou. Il parle à un rocher !

Non, il ne l'est pas. Il a enfin compris qui est son vrai ennemi.

La terre, gluante et gorgée d'eau, ne se laissait pas pelleter sans résister. Pourtant, il accéléra le mouvement. La frénésie l'avait pris dans ses griffes. Cet horrible roc ne lui survivrait pas, il s'en faisait le serment. Peu importait ses insultes, il ne l'entendait pas. Rien ne minerait sa volonté, même pas ses récriminations et ses mensonges pathétiques sur sa santé mentale ! Il le manipulait depuis trop de temps. Julien préférait écouter l'autre voix, celle qui le cajolait et le félicitait d'avoir compris la vérité. Le rocher maléfique avait planté les graines d'une malédiction dans son esprit. Il devait lui régler son compte avant que les choses empirent.

La pluie revint et lui fouetta le visage. Il ne s'en soucia même pas.

Il s'arrêta quand il eut creusé sur plus d'un mètre, et seulement parce que ses mains gelées lui piquaient. Il appuya sa pelle contre le menhir pour remuer ses doigts gourds et brûlants. Il avait l'impression qu'ils allaient se décrocher d'un instant à l'autre. Le froid les avait rougis, et le manche en bois l'avait écorché à plusieurs endroits. Pour couronner le tout, l'eau lui dégoulinait du front au menton et achevait de le frigorifier.

Tout à coup, il écarquilla les yeux. Les voix avaient cessé de se disputer à son sujet. Les deux esprits invisibles devaient l'observer avec circonspection en s'interrogeant sans doute sur les motivations de son brusque arrêt. Il examina le menhir de bas en haut, comme s'il le voyait pour la première fois.

Il recula d'un pas titubant. Mais qu'était-il en train de fabriquer ? Cet imposant rocher devait s'enraciner profondément. La partie enterrée devait être aussi grande, si ce n'est plus, que celle à l'air libre.

Tout à coup, la colère le submergea. Ce qu'il avait accompli ne rimait à rien, et il détestait cette impuissance ! Il donna un coup de poing sur la surface grêlée du menhir. N'obtenant aucune réaction, il cogna encore. Quand la douleur atteignit son cerveau délirant, sa main était déjà abîmée, ses phalanges à vif. Avec une nausée naissante, il contempla ses nouvelles entrailles. Le sang, emporté par les gouttes de pluie, nourrissait le sol éventré.

Hébété, il regarda la tranchée qu'il avait creusée. Devait-il la reboucher ? Non, l'affaire pouvait attendre. D'après ce que l'avocat avait raconté, ni lui ni le propriétaire ne risquaient de débarquer par surprise à Enez-Yen pour l'accuser de tentative de destruction de bien privé. Les habitants de Diwaller avaient même confirmé n'avoir jamais vu le grand patron. À se demander s'il existait vraiment.

Julien se traîna d'un pas de mort-vivant. Malgré le ciré, la pluie le pénétrait jusqu'à la moelle. Une fois rentré, il se débarrassa de ses vêtements humides et les fourra en boule dans le panier à linge sale. Puis, après avoir pris une douche brûlante et bandé son poing à l'agonie, il se planta devant le radiateur électrique dans l'espoir de revigorer son corps toujours grelottant. L'averse glaciale l'avait rincé de toute sa véhémence pour ne plus laisser qu'un intense épuisement. Les muscles de ses épaules étaient noués par l'effort, ses mains douloureuses et son esprit dans un état comateux. Sa conduite lui paraissait démente. Un menhir démoniaque, des voix... ? Et puis quoi, encore ? La licorne rose invisible ?

Ses pieds prirent les commandes et l'emmenèrent à son lit. Ne venait-il pas de rêver son attaque insensée contre le mégalithe ? Mais, dans ce cas, d'où venaient les blessures à ses mains ?

Avant de s'écrouler, il se demanda – distraitement – s'il restait assez d'essence pour le générateur.

Dehors, le menhir cracha un éclair. À moins qu'il ne fût frappé par la foudre.

Julien se recroquevilla sur lui-même.

Pourquoi faisait-il si froid ?

Le roi des tréfondsWhere stories live. Discover now