Chapitre 3

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 Je suis heureuse de ne pas être restée au feu de joie plus longtemps hier soir. Il m'est déjà assez difficile de me lever de mon lit ce matin. Étant donné que l'école est éloignée de ma maison et que le village n'est pas assez grand pour établir un service de transport, je dois me lever tôt afin de marcher jusqu'à celle-ci. Par conséquent, j'ai l'occasion de passer devant la plupart des boutiques qui bordent la rue principale. À chaque fois que je suis devant la vitrine du barbier, ce dernier me salue et me souhaite une bonne journée. Mis à part son nom, je sais très peu de choses sur lui. En vérité, il en va de même avec la très grande majorité des habitants, car je ne m'intéresse pas à leurs activités. Faire cette promenade matinale me fait le plus grand bien et me permet d'être parfaitement éveillée au moment où je m'assieds sur ma chaise et que la cloche sonne. 

 Contrairement à plusieurs camarades de classe, j'aime écouter ce que dit le professeur et essaie de me concentrer le plus possible sur ses paroles. Etha, qui partage mon cours de géographie, n'est pas du même avis. Il m'arrive de converser avec elle afin de la tirer de sa torpeur:

«Etha, Etha!

-Quoi?

-As-tu au moins entendu ce que M. Dupont a dit?

-Sedna, il n'y a que toi dans la classe qui écoutes le moindre mot qui sort de sa bouche.»

 Des conversations comme celle-ci, nous en avions presque tous les jours. Une routine. Voilà ce que c'était. Les jours se suivent et se ressemblent, au point où j'en viens à ne plus savoir quel jour nous sommes. Le professeur explique la théorie devant le groupe pendant que certains élèves sont à un cheveu près de dormir sur leur pupitre. 

 Mis à part la voix de M.Dupont, un silence règne désormais sur l'ensemble de la classe. Des bruits de pas se font entendre dans le couloir, ce qui est plutôt étrange du fait que ce dernier est habituellement désert pendant les heures de cours. Je continue à porter attention à ce qui se déroule en avant de moi jusqu'au moment où des coups à la porte retentissent dans la pièce. 

 Le professeur, obligé d'interrompre brièvement ses explications, se précipite à l'entrée de la classe afin d'accueillir le visiteur dont la visite était imprévue. Quelle n'est pas sa surprise lorsque pas une, mais quatre personnes surgissent de façon abrupte devant lui. Étrangement, ce sont des militaires que je n'ai jamais vus ici, à Sipars. Certains viennent une ou deux fois par année pour des campagnes de recrutement, mais sans plus. Pendant quelques instants, j'ai peur que cela ne soit pour moi et qu'ils aient découvert qui je suis réellement. Cette fois-ci, nous n'avons pas droit à des sourires et sommes confrontés à des regards froids et distants. Le plus vieux d'entre eux, un homme à la carrure imposante, s'approche du professeur:

«Tous les élèves doivent se rendre dans la cour d'école.

-Mais, vous n'avez pas le droit de venir ici et de dicter vos ordres!

-Permission du gouvernement. Si vous désapprouvez de quoi que ce soit, allez leur dire vous-mêmes.»

 C'est ainsi qu'un par un, les vingt-deux élèves de ma classe, âgés de dix-huit ou dix-neuf ans, sortirent du local. Ce n'est que dans la cour que je me rends compte que seules les classes les plus avancées sont regroupées ensemble. Je cherche du regard mes deux amies et pars à leur rencontre aussitôt. Sibarae joue nerveusement avec une mèche de ses cheveux et me dévisage longuement. Ce n'est qu'après un raclement de gorge qu'elle me pose cette unique question:

«Crois-tu que c'est grave?»

  Malheureusement, je n'ai pas le temps de lui répondre, car c'est à ce moment précis que le même homme qui s'était adressé à nous décide de prendre la parole:

«Maintenant, vous allez tous me suivre jusqu'à la place du marché et si j'en vois un qui veut faire le malin, cela va mal se passer pour lui.»

 Sans perdre une seule minute, je me place dans la file qui commence à se former. De nombreux soldats viennent se poster à gauche et à droite de nous afin d'empêcher toute tentative de fuite. Je préfère ne rien dire du tout pendant la courte marche par peur de me faire réprimander. Une fois sur place, j'ai la surprise de constater que nous ne sommes pas seuls et qu'une bonne partie des villageois ont été conviés sur place. Je suis en mesure de trouver mes parents très rapidement et de les joindre. Aucune personne ne connaît la raison d'un tel rassemblement et des chuchotements se font entendre. Un autre militaire, la poitrine cachée par ses innombrables médailles, monte sur une caisse en bois, permettant à tous les gens de voir clairement son visage:

«Silence, s'il vous plaît!»

Il n'en fallait pas plus pour entendre une mouche voler.

«La raison de ma présence ici est fort simple; vous connaissez tous la situation tendue entre notre gouvernement et celui du territoire voisin, Cytès, à cause de leur problème d'approvisionnement en eau. Le problème est que non seulement il y a eu une augmentation des tensions, mais aussi des difficultés à créer une campagne de recrutement efficace. Le nombre de volontaires n'est pas suffisant pour assurer notre défense, ce qui a mené à la création d'un nouveau projet de loi. Celui-ci vient d'être adopté par l'assemblée et est dorénavant en vigueur. Il s'agit de la Loi du Service Militaire

 Suite à ses nombreuses explications, nous savons maintenant le sort qui nous est réservé; la conscription, service rétabli après une pause de plus de soixante ans. Aujourd'hui, les règles sont un peu plus souples; il n'y a que les adultes âgés entre dix-huit et quarante-cinq ans qui peuvent être admis au recrutement. De plus, un seul membre par famille devra être sélectionné et si aucun d'entre eux ne remplit les conditions d'admissibilité, ceux-ci ne seront pas concernés par ladite loi.

 Étant donné qu'Ygrid et Gafael sont au début de la cinquantaine, je réalise rapidement que c'est à moi que revient l'honneur de défendre mon pays. Je ne sais pas si j'en suis enchantée ou non. Un refus d'obtempérer est impossible et je n'aime pas que l'on me prive de mes choix. Il y a aussi la question qui est de savoir si je serai en mesure ou non de continuer à cacher mon don ou plutôt mes cheveux blancs. L'achat de teinture est chose facile au village et il n'en sera peut-être pas de même ailleurs. Depuis que je suis toute petite, je fais parfois léviter des objets dans ma chambre lorsque je fais des cauchemars. C'est Ygrid qui vient habituellement me réveiller pour ne pas que je saccage la pièce au grand complet. A-t-on droit à des chambres individuelles? Si ce n'est pas le cas, que va-t-il m'arriver lorsqu'un tel événement va se produire? À force de me poser autant de questions, un grand stress s'empare de moi et je commence à redouter ce qui pourrait s'ensuivre.

 Chaque famille a deux jours pour décider qui devra faire le service obligatoire. Pour ma part, étant donné que le choix s'avère peu compliqué, je choisis de m'approcher d'un des soldats et lui demande l'endroit où je dois compléter mon inscription. Je me rends compte que je n'ai pas adressé la parole à mes parents adoptifs depuis l'annonce des enrôlements. Je me dis que de toute façon, cela ne changerait rien à ma situation et que nous aurons certainement une discussion très mouvementée dès le retour à la maison. 

 Lorsque j'arrive devant une table installée pour l'occasion, je suis encore agitée et j'essaie de conserver une expression neutre sur mon visage. Le soldat assied derrière elle me regarde avec ennui et me demande d'indiquer mon nom, sexe, âge, poids et grandeur sur un document. Pour terminer, j'ai besoin d'apposer ma signature à la fin de ce dernier. Une fois cette tâche complétée, je décide qu'il vaut mieux que je me dirige sans plus attendre vers la maison. Je redoute l'arrivée d'Ygrid et de Gafael tout en me préparant au pire. 



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Sedna [en pause]Where stories live. Discover now