Même si j'ai de nombreux amis, j'ai toujours eu l'impression de ne pas appartenir au groupe, car jamais je ne pourrai leur dire qui je suis réellement. Non pas parce que j'ai peur qu'ils me dénoncent, mais plutôt pour ne pas qu'ils commencent à me traiter différemment dès que mon secret sera dévoilé. Lorsque je suis en leur présence, je peux ajouter de la normalité à ma vie ne serait-ce que pour quelques heures. Je demeure, la plupart du temps, une personne réservée et préfère me promener dans les rues du village. Cela n'est pas pour m'éclaircir les idées, mais plutôt afin d'observer les gens en silence.

Lire l'expression d'une personne sur son visage et scruter ses moindres gestes est devenu un passe-temps pour moi. Il ne suffit ensuite que d'inventer une histoire vraisemblable qui expliquerait pourquoi ce vieil homme se dirige d'un pas rapide et soucieux vers la boulangerie. À force d'user autant de son imagination, on finit pas de plus voir les heures défiler. Il m'arrive même de me diriger vers une plus petite allée et de m'assoupir pendant un temps indéterminé entre deux boîtes de carton. Le retour à la maison ne m'emplissait pas de bonheur, car je ne me suis jamais sentie proche de mes parents adoptifs, si je peux les qualifier ainsi. Nous n'avons jamais tissés de liens serrés et j'ai l'impression qu'ils ne m'ont prise en charge que par pure nécessité.

Cela n'a pas toujours été facile de maîtriser mon don, bien au contraire. Je n'ai eu ce contrôle qu'à mes huit ans. Auparavant, certains objets de la maison se mettaient à flotter délibérément dans les airs. Par mesure de précaution, Ygrid m'a enseignée à la maison durant mes premières années d'éducation. Ce n'est qu'après cela que j'ai rencontré Etha et Sibarae, mes plus fidèles amies, si on peut les considérer ainsi. Jamais je n'ai osé leur montrer qui je suis réellement, ce qui me donne l'impression que nos liens amicaux sont déjà voués à l'échec. C'est pourquoi je préfère passer la majeure partie de mes journées le nez dans des livres et laisser libre cours à mon imagination. À quoi bon faire face à une réalité déprimante alors qu'il est possible de divaguer et de d'inventer un monde modelé selon nos propres besoins et désirs? Jamais je ne pourrai être proche d'un garçon à moins de lui révéler mon secret. Il est très difficile de m'ouvrir à quelqu'un par peur d'être rejetée ou même dénoncée. Il m'est impossible de deviner la réaction d'une personne face à ce secret et c'est pourquoi il vaut mieux que je le conserve très soigneusement.

Aujourd'hui, les endroits où furent abattus les Autres sont devenus, en quelque sorte, des endroits tabous. En règle générale, la plupart préfère ignorer leur existence. Contrairement à d'autres exterminations passées, ceux qui étaient pris par la police locale savaient dès le départ le sort qui leur était réservé. Il était inutile de monter une pièce de tout part et de leur faire croire que leur survie était possible. Ces endroits étaient dépourvus de bâtiments et seules des ruines subsistent. Pour ma part, aller à cet endroit me permet de rendre hommage à mes ancêtres. Étant donné que mon éducation est maintenant prise en charge par l'école du village, je peux au moins visiter les lieux une fois par année. Grâce à celle-ci, nous avons aussi la chance de faire une visite annuelle à la capitale, Latoska. Cela nous permet de visiter les musées d'histoire naturelle et d'art.

Toutefois, ces derniers temps, il devient de plus en plus difficile d'y avoir accès à cause de nos relations tendues avec Cytès, territoire voisin. Les barrages routiers sont de plus en plus fréquents et l'accès à Latoska est désormais limité à l'armée et aux gens de la place. Contrairement à notre territoire, Cytès voit ses ressources en eau potable diminuer de façon drastique et doit trouver un moyen de s'en procurer. Même si nous possédons une certaine quantité d'eau grâce à nos lacs et montagnes, il n'en demeure pas moins que cela est tout juste suffisant pour nous accommoder. Les tensions ont augmenté au moment où notre gouvernement a décidé de ne pas leur vendre notre eau. La situation se dégrade et il nous est maintenant interdit de traverser toute frontière. À l'épicerie du coin comme dans les champs, les villageois ne font qu'en discuter et leur inquiétude s'accroît au fil du temps, du fait que notre village, Sipars, est une zone limitrophe de ce territoire hostile.

En dehors de mes heures de cours, il m'arrive d'aller aider Charles, le seul restaurateur des environs, à nettoyer son établissement. Nettoyer les tables et les planchers me permet de laisser libre cours à mes pensées. Quelquefois, je me demande ce qu'aurait été ma vie si mes parents ne m'avaient pas laissée aux soins d'Ygrid et de Gafael. Aurions-nous dû nous déplacer constamment? Aurais-je pu vivre heureuse? Je crois qu'il ne sert à rien de réfléchir à tout cela, car de tout manière, c'est avec une certitude absolue que je ne les reverrai jamais. J'espère qu'ils pensent parfois à moi le soir avant de se coucher. C'est aussi à ce moment qu'il m'est difficile de bloquer ces pensées pessimistes. Il n'y a plus rien qui m'empêche de réfléchir, mis à part le silence environnant ou les rares aboiements du chien des voisins. Je ne fais que fixer le plafond au-dessus de ma tête avant de pouvoir enfin tomber dans les bras de Morphée. Cela est souvent accompagné d'un sommeil sans rêves et ce n'est que le lendemain matin que je me rends compte qu'une autre journée identique à la précédente vient de débuter.


***Je suis heureuse d'avoir commencé cette histoire! Tous les commentaires constructifs seront très appréciés.***


Sedna [en pause]Tahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon