LA GARDIENNE

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Sakura est seule dans la maison. Depuis quelques années maintenant, sa grand-mère a pris l'habitude de disparaître, de temps à autre, pendant plusieurs jours, laissant tout à l'abandon. Alors Sakura a décidé de venir veiller sur sa demeure et son jardin en attendant son retour.

Les premières fois, toute la famille s'était affolée et l'avait cherchée partout, sans succès. Elle avait toujours fini par refaire surface, amaigrie, l'air hagard, quelques jours plus tard, s'affairant de nouveau chez elle comme si rien ne s'était passé. Personne ne savait où elle était allée. Quand on l'interrogeait, elle haussait les épaules comme si elle n'était jamais partie, comme si ces questions n'avaient aucun sens. On s'était peu à peu fait à ces éclipses inopinées, sans plus chercher à comprendre.

En grandissant, Sakura avait commencé à remarquer chez elle des mouvements d'humeur, des gestes erratiques, d'abord isolés. Des traces de griffes sur les mains ou sur les joues, qu'elle prétendait dues à des accidents de jardinage. Des destructions arbitraires dans son jardin, qu'elle attribuait à des animaux de passage. Sakura l'avait crue à demi, jusqu'au jour où arrivée par surprise, elle l'avait aperçue de dos, acharnée à ravager une de ses propres plates-bandes en marmonnant des insanités, des mots qu'elle ne l'avait jamais entendue prononcer auparavant. Bien que jeune encore, elle avait compris d'instinct qu'il ne fallait surtout pas en parler. Elle avait attendu un peu avant d'entrer dans le jardin, vaguement épouvantée mais n'en laissant rien paraître, pour l'entendre plaisanter en lui montrant les parterres dévastés : « Ces maudits tanukis ! Ils n'en font jamais d'autres ! »

« Tu sais, lui avait dit sa mère, grand-mère a vécu des moments difficiles. Son mari était pêcheur, comme ton père. Quelques années avant ta naissance, son bateau a disparu en mer. Elle ne l'a jamais accepté. »

C'est ainsi que Sakura avait pris conscience que, sous l'apparente sérénité de celle qui l'accueillait si souvent, couvaient une douleur et une colère inextinguibles, qui faisaient parfois craquer sa quiétude affichée aux entournures. Le cours de sa vie avait été brisé par un caprice de la mer imprévisible, et depuis longtemps, elle luttait pour ne pas se laisser sombrer dans la rage et la folie. Ces derniers temps, la lutte était devenue plus pénible, le terrain plus difficile à défendre. Durant toute son enfance, Sakura avait côtoyé cette guerre intérieure et invisible, ne soupçonnant son existence qu'en de rares occasions, fugaces et vite oubliées.

Elle est debout dans la maison, à préparer le nécessaire pour le thé ou un bon repas, au cas où sa grand-mère rentrerait aujourd'hui. C'est une étrange sensation de se trouver là en son absence, comme si les meubles et les objets familiers autour d'elle s'efforçaient par leur silence de lui crier les secrets dont ils étaient les dépositaires. Elle éprouve le sentiment confus d'être à la fois la bienvenue et une intruse, en ce lieu qu'elle connaissait intimement, mais où sa présence en cet instant est une anomalie. Quelque part dans cette pièce, peut-être, un indice, une tasse, un vêtement, un courant d'air pourrait lui dire où elle est partie, et pourquoi. Comme chaque fois, on ignore quand elle reviendra, si elle doit revenir un jour. Tous les matins, Sakura vient vérifier que tout va bien dans la maison, fait un peu de ménage, arrose les fleurs, taille les buissons. Elle se sent un peu comme la gardienne d'un temple où le temps doit demeurer immobile, et où sa tâche consiste à effacer au fur et à mesure les traces du déclin provoqué par l'absence, afin que la couture soit la plus discrète possible, et que sa grand-mère, à son retour, puisse reprendre sa vie exactement là où elle l'avait laissée. Elle est aussi pour la première fois seule responsable du jardin, et met un point d'honneur à ce que sa propriétaire le retrouve en bon état.

Bien que ses parents s'y opposent, elle autorise quelquefois Haru à l'accompagner, à condition qu'il ne casse rien. Interdit, il vagabonde dans la maison sur la pointe des pieds, se mordant les lèvres pour ne pas céder à la tentation de toucher à tout. « Où elle va, grand-mère, quand elle n'est pas là ? demande-t-il.

— On ne sait pas. Dans les dunes, peut-être. »

Elle l'y a déjà cherchée, en vain.

« Elle a une belle maison quand même, et un beau jardin. Ça ne lui fait rien de tout laisser comme ça ?

— C'est pour ça que je viens. Pour que tout reste bien en ordre, pour qu'elle soit contente de tout retrouver. Je crois qu'il y a juste des moments où grand-mère ne s'intéresse plus à tout ce qu'elle possède.

— Ah non ? Même son jardin ? Et pourquoi ? »

Sakura cherche ses mots avant de répondre.

« Parce qu'elle pense trop à ce qu'elle a perdu. »

Il l'aide un peu avec les fleurs, ils font un peu de rangement, puis ils quittent les lieux Ils reviendront demain, après-demain, tant que la maison sera déserte. En espérant qu'un matin, quand ils arriveront, elle sera là. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant