DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDU

LE JARDIN DERRIÈRE LE JARDIN

Dans ce rêve, Sakura arrivait un matin au jardin pour y travailler et voyait tout à coup qu'il n'était plus fait de pierre. Une herbe tendre et semée de fleurs délicates accueillait les pieds, le feuillage d'émeraude du saule ondulait doucement au vent, les oiseaux sur ses branches pépiaient et gazouillaient avec enthousiasme avant de prendre leur envol. Sous le petit pont coulait une eau limpide et turquoise qui peuplait les environs de son clapotis. Tout ce qu'elle avait passé des mois à nettoyer et à remodeler avait soudain acquis une vie propre. À force de labeur et d'acharnement, le faux jardin en était devenu un vrai.

Assis au pied de l'arbre, deux hommes la saluèrent et se levèrent pour venir à sa rencontre. L'un portait une armure qu'elle avait polie et restaurée durant des semaines : c'était le gardien. Enfin défait de son sortilège, il était à présent libre d'aller où bon lui semblerait, de choisir à nouveau ce qu'il souhaitait garder, mais avant de s'en aller, il venait s'incliner devant elle pour la remercier. Elle s'inclina en retour. L'autre, elle ne l'avait jamais vu, mais elle le reconnut sans peine : c'était le riche seigneur qui cherchait sa pagode depuis tant d'années. Grâce à elle, il la retrouvait en excellent état, et s'inclinait à son tour pour lui exprimer sa gratitude. Elle était un peu surprise : ce n'était pas vraiment ce qu'elle avait cherché à faire. Elle avait simplement essayé de rendre à la pierre une part de sa splendeur effacée, pas de la transformer. Aujourd'hui, elle découvrait que si l'on consacrait suffisamment d'effort et d'attention à quelque chose, on pouvait réussir au-delà du but visé : on pouvait lever une malédiction. Elle avait cru réparer des choses et, ce faisant, elle avait réparé des êtres. Cette idée l'emplissait d'une fierté plus grande encore que celle d'avoir triomphé de la première épreuve, ou même du concours dans son ensemble : ce qu'elle venait d'accomplir lui semblait bien plus beau et plus important que de remporter un concours d'horticulture. En jardinant, elle était allée au-delà du jardinage, elle avait atteint quelque chose de plus essentiel : elle avait aidé à restaurer une forme d'équilibre dans le monde. Des vies interrompues reprenaient leur cours, des êtres maudits retrouvaient une deuxième chance. C'était là ce qu'elle recherchait sans le savoir, depuis toujours, ce qu'elle percevait derrière le travail de la terre sans parvenir à le définir.

Au moment où le seigneur et le gardien s'apprêtaient à quitter le jardin pour aller reconquérir leurs existences si longtemps suspendues, les premiers rayons du soleil illuminèrent ses paupières et dissipèrent sa vision. Elle ouvrit les yeux dans sa chambre, à Hakone.

Peu de temps après, sans plus de cérémonie que la première fois, une réunion de tous les candidats fut convoquée par l'Émissaire qui leur lut la liste des éliminés. Cette fois encore, son nom n'y figurait pas. Elle venait de réussir la deuxième épreuve, même si elle jugeait que son travail n'était pas terminé, même elle était encore infiniment loin du résultat impossible qu'elle avait obtenu en rêve.