ÉTRANGES VISITEURS (partie 2)

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Les journées se succédèrent sans autre incident notable, si ce n'est de nouvelles offrandes alimentaires, dont elle se débarrassa de la même façon. L'intrus ne se manifesta plus. Si Sakura se sentait encore épiée, ce n'était plus que par sa propre conscience. Toujours vigilante, elle décida de se tapir derrière le saule tous les soirs et d'attendre le plus longtemps possible avant de s'en aller, pour voir si quelque chose se produisait. Il fallait avoir quitté l'enceinte des Sept Jardins avant le coucher du soleil et la fermeture du grand portail, sous peine d'élimination, elle ne l'avait pas oublié. Elle avait calculé le temps qui lui était nécessaire pour atteindre la sortie, et savait jusqu'à quel instant précis elle pouvait se permettre de s'attarder. Elle passa ainsi de longues heures, des semaines durant, à regarder les ténèbres envahir progressivement le jardin immobile, sans résultat. Jusqu'au soir où elle entendit à nouveau le claquement.

Elle se raidit. Toujours embusquée derrière le tronc du saule, elle tendit le cou pour mieux voir. Ce qu'elle aperçut alors la tétanisa.

Surgie de derrière la pagode, la sandale avançait par bonds irréguliers, cabriolant dans les airs avant de s'abattre avec ce crépitement familier. Elle ne semblait pas animée par un pied invisible, mais plutôt se mouvoir de son propre chef, par des ruades et des soubresauts qui n'avaient rien de commun avec la manière dont bougeaient les humains. Elle virevolta à travers le jardin avant de plonger dans le torrent de galets blancs, qu'elle se mit à projeter autour d'elle par pelletées, réduisant à néant tous les efforts de Sakura pour redonner à sa parcelle une forme d'harmonie. Après une longue éruption qui propulsa des cailloux aux quatre coins du terrain, il y eut une brusque accalmie. La chose, qui s'était ensevelie sous le gravier, avait cessé de remuer. Pendant un moment qui lui parut une éternité, Sakura demeura silencieuse, les yeux fixés sur ce tableau à nouveau figé, bientôt gagné par l'obscurité. Elle était sur le point de quitter son poste d'observation quand une nouvelle explosion de gravillons la surprit.

Parmi les scories qui retombaient, elle vit la sandale tournoyer puis s'écraser au sol. De part et d'autre de la semelle de paille racornie se déployèrent alors des membres jaunâtres et maigrelets, deux bras et deux jambes faméliques que la créature utilisa pour se mettre debout. Elle se livra alors à une sorte de danse hirsute et saccadée, qu'elle accompagnait de grincements et de craquements évoquant un rire humain caricaturé par un objet cousu de paille et de ficelle. Glacée d'effroi par ce hideux caquet et cette grotesque pantomime, Sakura ne pouvait que contempler le spectacle. Après avoir caracolé de long en large, saisissant de temps à autre un galet pour le lancer sur une statue au hasard, la sandale finit par se jucher d'un saut prodigieux sur un rameau du saule, juste au-dessus d'elle, et de son simulacre de voix craquelée, elle se mit à chanter à tue-tête :

« Deux yeux, trois yeux et deux dents ! Deux yeux, trois yeux et deux dents ! »

Tandis qu'elle se penchait en avant pour mieux voir, Sakura perdit l'équilibre et trébucha sur les racines. Sa chute ne fit pas grand bruit, mais suffit à interrompre la litanie du yokai, qui se retourna et darda sur elle un œil unique, démesuré, paraissant composé de plusieurs disques concentriques pivotant dans des sens différents, faisant l'effet d'un trou qui se creusait de lui-même en spirale à l'intérieur de la semelle. Sous cet orbe monstrueux s'ouvrait une bouche circulaire dont les dents plates et ébréchées ornaient tout le périmètre intérieur – comment cet organe difforme parvenait-il à articuler des mots ? Il en émana alors un crissement si long et prolongé qu'elle dut se couvrir les oreilles, incapable de décider s'il ressemblait plutôt à un rugissement de fauve ou au tonnerre d'un grand arbre qui s'effondre juste après le dernier coup de hache. Après ce hurlement d'outre-monde, le démon quitta son perchoir et vida les lieux en trois bonds.

Médusée, Sakura ne perçut pas tout de suite combien la lumière du jour avait faibli. Elle se releva en chancelant et erra un moment dans le jardin redevenu désert et paisible. Qu'était donc cette chose ? Que voulait-elle ? Avait-elle choisi son terrain par hasard, ou pour une raison précise ? Soudain, elle reprit ses esprits : le soleil venait de disparaître. La nuit. La fermeture du portail. Le règlement. Sans perdre une seconde de plus, elle se précipita vers la sortie. Aucun des rêves qu'elle fit cette nuit-là ne fut plus étrange que ce qu'avaient vu ses yeux bien ouverts. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now