LE LOTUS ARC-EN-CIEL

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            « Il est une fleur qui manque à mon jardin, dit, un jour Maître Takagi, au bout de plusieurs mois d'enseignement âpre et fructueux durant lesquels, contrairement à ce que les premiers jours avaient pu laisser prévoir, Taishiro avait appris beaucoup de secrets très précieux.

— Laquelle, Maître ?

— C'est une fleur très rare, qui ne pousse qu'au flanc d'une montagne très lointaine, au-dessus des nuages, près du sommet. Elle est très difficile à préserver dans tout autre environnement, à moins de savoir exactement comment s'y prendre. On l'appelle le lotus arc-en-ciel. J'en possédais un, autrefois, mais je suis à présent trop âgé pour entreprendre d'aller en chercher un autre. C'est un voyage trop périlleux pour un vieillard comme moi.

— Que faut-il faire pour que cette fleur prospère dans un jardin ?

— Il ne faut jamais la quitter des yeux. Peux-tu m'en rapporter une ? »

Avant l'aurore, le lendemain, Taishiro était sur les routes. La montagne était à trois jours de marche. Il avait emporté de quoi se nourrir, prévoyant de boire à même les rivières et de dormir à la belle étoile. Le premier jour, des averses torrentielles s'abattirent sur lui et le trempèrent comme un kappa. La nuit et le jour suivant, un vent glacial balaya la plaine où il marchait et le transperça jusqu'aux os. Le troisième jour, il arriva au pied de la montagne malade et épuisé. Il fallait encore la gravir.

Le sentier abrupt mais praticable menait jusqu'au deux tiers de la hauteur avant de s'interrompre subitement au pied d'une paroi à pic. Taishiro dut alors se hisser sur les pitons rocheux pour tenter d'atteindre la ceinture de nuages qui enserrait le sommet. N'ayant jamais escaladé de montagne, il avançait au jugé, recherchant les meilleures prises possibles, sans grand discernement. Parvenu assez loin dans son ascension, il dérapa sur une corniche humide et fit une chute redoutable. Par chance, il n'avait rien de cassé, mais il s'en releva meurtri et ensanglanté. Il reprit sa montée, s'efforçant de ne pas glisser sur son propre sang qui lui couvrait les mains. C'était de loin le défi le plus rude qu'il eût jamais eu à relever. Il voulait s'en montrer digne.

La fièvre et la fatigue lancinantes firent durer la traversée du nuage un temps infini. Par moments, il s'arrêtait sur une pente et posait quelques instants le visage contre la roche fraîche, prenant garde à ne pas s'endormir. Il ne voyait plus le sol en contrebas, ni le ciel au-dessus, rien que le brouillard. Le monde d'en bas n'existait plus, et en haut, le lotus arc-en-ciel n'existait peut-être pas davantage. L'idée lui vint que Maître Takagi avait très bien pu mentir. Ce ne serait pas la première fois. Oui peut-être essayait-il encore de lui enseigner quelque leçon obscure et oblique passant par une bonne dose de souffrance et d'humiliation. Que ferait-il s'il ne trouvait pas la fleur ? Était-ce simplement un prétexte dont ce vieux dément comptait se servir pour le renvoyer ?

Quand il vit enfin poindre les contours du lotus à travers la brume, il fut presque déçu. Il s'arracha à sa torpeur pour monter jusqu'à lui. Chaque geste lui coûtait. Il devait faire attention à ne pas se précipiter, car dans l'euphorie du but enfin à portée, il risquait plus que jamais un faux mouvement. Plus que quelques efforts...

Lorsqu'il atteignit enfin le rebord sur lequel la fleur resplendissait, ses mains se refermèrent sur le vide. Un mirage. Il aurait dû s'en douter. Les nuages sont trompeurs. Ou était-ce la fièvre ?

Le gouffre qui s'ouvrit en lui en cet instant était bien plus profond que celui qui le guettait sous ses pieds.

Sans pouvoir très bien se l'expliquer, après un très long moment prostré sur cet aplomb rocheux, il décida de grimper encore un peu. Il ne parcourut pas une grande distance, car ses moyens l'abandonnaient. Il savait déjà qu'il n'aurait pas la force de redescendre. Bientôt, il faudrait lâcher prise et se laisser tomber. Tant que ses mains s'agrippaient encore aux anfractuosités, il continuerait tant bien que mal.

Le retour des couleurs frappa ses yeux accoutumés au blanc comme l'aurait fait une bourrasque de vent frais. Il était sorti du nuage. Autour de lui se déployait le firmament, d'un violet améthyste intense où pointaient déjà les premières étoiles. Étendant le bras par-dessus un bec de rocaille, il rencontra un plateau, sur lequel il parvint à se hisser. Enfin ! Une surface plane ! Aussitôt, il se laissa tomber, devenu insensible au froid sous l'effet de son effort prolongé, et il s'endormit.

La fleur qu'il avait tant cherchée, et qu'il n'avait pas eu le temps d'apercevoir tout près de lui, avant de s'effondrer, veilla sur ses rêves tourmentés.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, il crut à un nouveau mirage d'altitude. Avec prudence, il vérifia son existence du bout des doigts. Elle était déjà presque entièrement refermée pour la nuit, qui venait de tomber, ce qui la rendrait moins fragile à transporter. Il la déracina avec d'infinies précautions et la plaça dans une motte de terre au fond de sa besace, la poterie prévue pour l'accueillir ayant été brisée lors de sa chute. Il sentait à nouveau le froid. Il était reposé. Il allait manger quelque chose, essayer de dormir encore un peu puis, à l'aube, il redescendrait.

Le voyage retour ne dura pas trois, mais cinq jours. Il avançait plus lentement, malade et blessé, et il fallait faire des pauses régulières pour exposer le lotus au soleil et l'hydrater. À son arrivée chez Maître Takagi, exténué, il eut tout juste l'énergie de planter avec soin la fleur à l'endroit prévu pour elle dans le jardin avant de s'écrouler pour la nuit.

Le soleil était levé depuis longtemps quand il reprit conscience le lendemain. Ne trouvant pas le Maître dans la maison, il se rendit au jardin, où ce dernier l'attendait. À ses pieds, le lotus arc-en-ciel gisait en lambeaux, le terreau remué de toutes parts.

« Probablement un tanuki, maugréa Maître Takagi. Ces bestioles aiment à saccager les jardins durant la nuit, avec un goût particulier pour les fleurs rares et délicates. Elles escaladent les murs sans difficulté et viennent souvent ravager le potager. »

Encore fébrile, sidéré, Taishiro ne parvenait pas à articuler un son.

« Le jardin ne dort jamais, reprit le Maître. Quand tu vas te coucher, il continue à vivre, à grouiller, il ne t'attend pas. Dès que tu fermes les paupières, il t'échappe, il conspire contre toi. Tu ne devrais, en principe, jamais le quitter des yeux. »

Anéanti, Taishiro s'agenouilla et contempla les ruines de ce qui lui avait coûté tant d'efforts, tandis qu'en lui se rouvrait, plus noir encore, le gouffre sans fond qu'il avait entrevu dans la montagne, qu'il entendait maintenant l'appeler, l'appeler à brûler la fleur, les tanukis, le jardin tout entier, le vieil homme et tout ce qui respirait, avant de se jeter dans ses invisibles profondeurs avec leurs cendres. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant