LA SANDALE (partie 1)

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La pierre était un autre monde, une autre langue. Là où la terre acceptait, accompagnait, la pierre résistait, elle ne cédait rien. C'était une relation différente, plus rugueuse, plus âpre. Il fallait forcer la pierre, mais pas trop, pour ne pas la fendre ou la briser sans espoir de réparation. Avec la terre, il suffisait de faire la moitié du chemin : elle venait à votre rencontre pour prendre le relais. Ici, tout demeurait à conquérir : le chemin était long et abrupt, et on devait le parcourir jusqu'au bout. La terre coopérait et engendrait autre chose ; la pierre, murée en elle-même, n'engendrait que la pierre. Il y avait collaboration entre la main, la terre et les éléments qui favorisaient sa culture, soleil, pluie, insectes ; avec la pierre, il n'existait pas d'entraide, pas d'intercesseurs pour faciliter la tâche : c'était la main contre le roc. Dialogue de sourds.

Avant de pouvoir travailler la pierre, il fallait la décrasser, la dégager de son épaisse gangue de verdure spongieuse. Sakura y consacra des journées entières : écailler l'enveloppe de mousse pour faire reparaître les contours, les couleurs, les reliefs. L'érosion et l'absence d'entretien avaient fait des ravages, rendant certaines sculptures méconnaissables. Elles s'apparentaient davantage à des concrétions naturelles qu'à l'œuvre d'un statuaire. C'était une tâche ardue, mais elle trouvait quelque chose de noble à l'idée d'exhumer et de restaurer ces monuments noyés d'oubli. Elle avait toujours admiré le kintsugi, cet art consistant à recoller les objets brisés avec de minces filets d'or fondu pour leur conférer une nouvelle splendeur, à défaut d'une seconde jeunesse : les traces de brisure n'étaient pas effacées, elles étaient au contraire soulignées, magnifiées, pour faire dorénavant partie de l'objet, dont elles racontaient l'histoire mouvementée en lettres d'or. Il ne s'agissait peut-être pas de jardinage, mais c'était ce qu'elle avait en tête lorsque quelqu'un lui confiait un jardin en piteux état. Et cela lui semblait presque plus beau et plus important que de concevoir un nouveau jardin.

Le temps du jardin était celui du cycle des saisons, où toute détérioration était suivie d'un renouveau. Il ne s'agissait que d'assister ce perpétuel recommencement. Le temps de la pierre, en revanche, suivait une trajectoire linéaire, en sens unique : les intempéries la rongeaient inexorablement, jamais elle ne repoussait. La pierre était sans retour. Et tandis qu'elle retirait une à une les écorces verdâtres qui nappaient les statues, elle se disait que c'était peut-être finalement là le but de sa présence : rajeunir la pierre, lui donner la possibilité de refleurir, la ramener dans le temps cyclique du jardin.

Elle songeait, en s'appliquant son ouvrage, à sa famille, restée sans nouvelles, au loin, depuis le début de la compétition. Avec l'isolement dans lequel vivaient les candidats, en vase clos entre les Jardins et Hakone, impossible de communiquer avec l'extérieur. Elle espérait que son père avait réussi à faire le trajet retour sans encombre, qu'il était rentré sain et sauf. Elle espérait que sa mère se portait bien, que son frère continuait de grandir et de faire des bêtises, que ce petit monde qui avait été le sien poursuivait son existence tranquille pendant qu'elle se débattait dans ce royaume figé. Qui savait combien de temps durerait encore le concours ? Parfois, elle imaginait une autre Sakura, restée là-bas, qui continuerait sa vie d'avant, s'occupant des jardins des voisins, jouant avec Haru, dormant et rêvant la nuit dans sa chambre. Une Sakura qui ignorerait tout de la nuit à l'auberge et de ses hurlements mortels, de la nuit à Hakone et de ses portes enfoncées, de la lapine au pelage maculé de boyaux et de sang, du désespoir des pluies sans fin et de cette sensation presque étouffante de triomphe à l'annonce inattendue de son succès, à la fin de la première épreuve. Elle comprenait alors que cette Sakura-là était véritablement une autre, désormais, que même si elle rentrait chez les siens, elle serait bien différente de celle qui les avait quittés. Et eux, en son absence, seraient-ils restés les mêmes ? Elle s'efforçait de mesurer en pensée le vide que son départ avait laissé, et comment il avait pu affecter, ou transformer, ceux qui lui étaient chers. Comme lorsque sa grand-mère les avait quittés. Elle se demandait ce qu'ils avaient pu modifier dans leur quotidien pour essayer d'empêcher le vide, si, le jour où elle reviendrait, ils n'auraient pas trop changé, s'ils ne la jugeraient pas trop différente, s'ils ne lui préfèreraient pas l'ancienne Sakura, ou même l'absente à laquelle ils se seraient habitués. Le temps de la famille, comme celui de la pierre, était à sens unique.

Elle fut interrompue dans ces pensées par un claquement sec derrière elle. Cessant de récurer les corniches de la lanterne-pagode sur laquelle elle s'acharnait depuis des heures, elle jeta un œil alentour. Personne, depuis le commencement des épreuves, n'était venu la déranger. Les jardiniers travaillaient seuls, chacun aux prises avec sa parcelle propre, et les gardes patrouillaient discrètement, sans entrer dans les jardins individuels. D'instinct, elle portait la main à son couteau, qu'elle ne quittait jamais. Elle essayait de se rappeler ce qu'elle venait d'entendre : un bruit de chute, comme d'un petit objet brusquement lâché sur le sol. Autour d'elle, pas âme qui vive. Elle vérifia tous les recoins où aurait pu se cacher l'intrus, derrière toutes les sculptures suffisamment massives, comme au temps où elle cherchait Haru dans le jardin de leur grand-mère. Après avoir exploré en vain toute l'étendue de son territoire, elle se résolut à reprendre ses travaux, l'oreille aux aguets.

Plusieurs jours passèrent sans autre incident notable, jusqu'à une fin d'après-midi où, peu avant de terminer, elle entendit à nouveau ce claquement sur le sol dur, comme si quelqu'un tapait du pied. Elle pivota aussitôt et balaya du regard son domaine. Personne. En scrutant les environs, elle repéra un petit objet jaunâtre, posé en équilibre précaire sur la tête de la statue du gardien, tel un couvre-chef mis de guingois. Une sandale de paille, visiblement défraîchie. Qui avait réussi à se faufiler dans le jardin et à s'enfuir assez vite pour la déposer là à son insu ? Elle s'approcha avec circonspection, s'attendant à peu près à tout.

Quand elle fut arrivée à deux pas, la sandale tressauta et bascula derrière la statue. Le temps pour Sakura d'en faire le tour, elle s'était volatilisée. Avait-elle pu rêver ? Elle passa l'ensemble du jardin au peigne fin, sans retrouver sa trace. Le soir, dans sa chambre à Hakone, elle tourna et retourna la scène en pensée, se rappelant les rumeurs selon lesquelles, autrefois, certains visiteurs des Jardins, tombés sous leur charme invincible, avaient perdu la raison.

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now