ÉTRANGES VISITEURS (partie 1)

28 4 12
                                    

Comme elle l'avait déjà fait dans le Grand Jardin, Sakura s'amusait à inventer des intrigues pour relier entre eux les différents éléments qui agrémentaient son petit domaine. Ainsi, le gardien avait été changé en statue en châtiment pour n'avoir pas su décider s'il devait protéger le pont ou la pagode, et en conséquence, il se trouvait désormais condamné à garder les yeux rivés sur les deux à la fois. La pagode, quant à elle, avait autrefois appartenu à un riche seigneur qui passait son temps à voyager, ne l'habitant que très peu : en punition pour ce manque d'appréciation, quelque divinité facétieuse avait miniaturisé son palais pour le transformer en lanterne et le transposer dans ce jardin perdu. La nuit, la lanterne s'illuminait pour appeler son propriétaire délogé et lui donner une chance de la retrouver. S'il y réussissait, elle retrouverait ses proportions d'origine et il pourrait à nouveau y vivre, avec davantage de bonheur et de discernement cette fois. Comme toutes les histoires, celles-ci en disaient plus long sur Sakura, ses rêves, ses peurs et ses regrets que sur les personnages qui en étaient les héros, elle en avait bien conscience. Comme le moine dans le jardin précédent, le gardien statufié était ici son seul compagnon à visage presque humain, bien que ses contours eussent été en partie gommés par les siècles et les humeurs du ciel. Elle avait décidé de remodeler son visage pour lui donner, dans la modeste mesure de ses compétences de novice en sculpture, les traits d'Haru.

Un matin, comme elle arrivait sur son chantier quotidien, elle remarqua un petit objet rouge aux pieds du gardien. Elle s'approcha avec circonspection. Une pomme. Dans les circonstances où elle se trouvait, elle s'attendait presque à la voir sautiller et tournebouler sur elle-même. Au toucher, de prime abord, rien de suspect. Rien qu'une pomme ordinaire. La vraie question était plutôt de savoir qui l'avait déposée là. Au vu des antécédents, la manger n'était évidemment pas une option. Elle prit le parti de la jeter par-dessus un mur pour ne plus s'en soucier.

Durant sa journée de labeur, elle restait sur le qui-vive, guettant le moindre bruit, le moindre tressaillement. Avec une lenteur infinie, le paysage reprenait forme : dégagés de leur carapace de mousse, les feuilles et les oiseaux sur les branches du saule redevenaient identifiables, les galets blancs remis dans leur lit faisaient à nouveau l'effet d'un cours d'eau sous le pont, le gardien avait retrouvé les détails de son armure, la pagode ses angles et ses encorbellements. Elle avait le sentiment de progresser et de bien faire les choses, mais la qualité de son ouvrage serait-elle reconnue le moment venu ? La première épreuve avait pris fin de façon si abrupte, tant de ses concurrents s'étaient fait éliminer sans autre forme de procès, certains plus doués et expérimentés qu'elle... Ils ne pouvaient pas tous avoir fait un mauvais travail. Le règlement du concours ne faisait pas mention des critères d'évaluation. Ils étaient jugés par le mystère. Dès lors, comment savoir si ses efforts seraient considérés comme satisfaisants ? Depuis son arrivée dans les Sept Jardins, elle naviguait dans le brouillard, ignorant la plupart des règles qui présidaient à son succès ou à son échec. Les consignes édictées le premier jour demeuraient somme toute très vagues, à tel point que rien ne garantissait que leur réussite aux épreuves ne tînt à autre chose qu'à un simple caprice impérial. Peut-être avait-elle commis une erreur en voulant croire en ce concours et en l'Empereur, peut-être ne se trouvait-il finalement rien d'autre ici que le même sempiternel arbitraire qui régnait déjà partout ailleurs.

Tandis qu'elle ratissait les galets du ruisseau de pierre pour lui donner un aspect plus fluide, elle remarqua du coin de l'œil une masse grise dans les profondeurs du jardin, comme une nouvelle statue qu'elle n'aurait pas repérée auparavant. Une silhouette encapuchonnée. Portant la main à son couteau, elle jeta son râteau au sol et se précipita vers l'inconnu, qui détala aussitôt. Il s'engouffra dans l'enchevêtrement de couloirs, qu'il devait bien connaître, car il ne tarda pas à y semer Sakura. Elle eut beau chercher de tous côtés, son fugitif lui avait bel et bien échappé. Probablement pas un jardinier, songea-t-elle : chacun d'entre eux ne maîtrisait dans ce labyrinthe que l'itinéraire menant à sa propre parcelle, restant largement ignorant du reste. Elle n'en savait guère davantage que les autres, et risquait fort de se perdre si elle poussait plus avant dans ces méandres minéraux. Qui plus est, aucun de ses concurrents n'aurait été prêt à perdre de précieuses heures de travail sur son carré pour venir lui jouer des tours. Un yokai ? Pas le même que la dernière fois, alors, car dans sa fuite, la silhouette n'avait émis aucun bruit de pas, ce qui indiquait qu'elle ne portait pas de sandales – mais les yokai étaient réputés pouvoir changer d'apparence à volonté... Un espion de l'Empereur ? Qu'y avait-il à espionner ? L'émissaire pouvait venir inspecter l'état des travaux quand bon lui semblait. Décidément, ce jardin de pierre était traversé de courants invisibles, la superficielle fixité du lieu ne servant qu'à masquer les mouvements souterrains qui le parcouraient à l'insu de ses habitants. Ce n'était, en fin de compte, pas si différent d'un jardin ordinaire, où l'essentiel se jouait aussi à des niveaux imperceptibles, sous une surface au calme et aux couleurs trompeurs. D'un certain point de vue, Taishiro n'avait pas tout à fait tort : le jardin était un mensonge, ou du moins, un masque.

Cette nuit-là, elle rêva qu'elle poursuivait encore cette énigmatique silhouette dans les allées, et lorsqu'elle parvenait enfin à la saisir par la cape et à lui ôter sa capuche, elle découvrait le visage de sa mère. Elle l'avait suivie jusqu'ici parce qu'elle ne supportait plus son absence. Elle avait besoin de la voir, même si ce n'était que de loin, en cachette, sans la perturber dans son travail. Elle lui demandait quand elle rentrerait à la maison. Sakura n'avait pas de réponse. Et, broyée de remords, elle se réveillait en larmes, longtemps avant l'aube. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now