Chapitre 28 : Le silence

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Si depuis la bataille d'Aust il n'avait pas redoublé d'ardeur dans ses cours d'escrime, Aaron aurait probablement été tué dans l'instant.

Jakob ne semblait jamais à bout de souffle. Il attaquait, encore et encore. Il multipliait coups, fentes et flèches. Aaron répétait inlassablement les parades et les esquives, sans jamais pouvoir lancer d'offensive. La pluie n'arrangeait rien : la boue s'accumulait sous leurs bottes et manquait de les faire glisser à chaque pas. Plus le combat s'éternisait, plus son épée devenait lourde, encombrante, plus son souffle prenait d'ampleur. Un tel détail n'échappait pas à la vigilance de son adversaire. Jakob était un excellent épéiste et avait bien compris que ce n'était pas le cas du combattant d'en face. En le harcelant de coups, il attendait qu'Aaron s'effondre de lui-même.

L'échéance arriva en peu de temps. Profitant d'une ouverture, la lame de Jakob fendit les gouttes de pluie et atteignit la main droite d'Aaron. Sous l'effet de la douleur, l'hybride lâcha son épée. Désarmé, il n'eut pas d'autre choix que de parer la prochaine offensive avec ses cuirasses d'avants-bras. Bien que plus habile dans l'art d'encaisser les coups, il ne pourrait rien face à une percée. Une première fente érafla sa poitrine. Son manteau se teinta de rouge sur son torse. Aaron serra les dents. Il perdit l'équilibre. Jakob prépara un nouveau coup qui marquerait la fin de l'affrontement.

Un choc électrique traversa les entrailles d'Aaron. En un battement de cil, l'issue du combat bascula.

Mu par un réflexe insensé, Aaron fit volte-face. Offrant son dos à son adversaire, il poussa sur ses pieds et projeta sa colonne vertébrale contre Jakob. Lors de cet instant fugace où le capitaine, pris de court, bascula sous le poids de l'égérie, il poussa un cri déchirant qui le fit lâcher son arme. Jakob tomba à la renverse, découvrant une myriade de flocons rouges sur son uniforme et dans son cou.

Lorsqu'Aaron se retourna et plaqua son épée contre sa gorge, il dévoila un dos hérissé d'épines translucides, transperçant son manteau noir, dégoulinantes du sang de Jakob. C'était une créature à mi-chemin entre la bête et l'homme, grotesque et monstrueuse, qui se penchait sur le corps meurtri du capitaine et appuyait sa lame contre sa carotide. Au bord de l'inconscience, Jakob tentait mollement de le repousser.

« Papa... ? »

La pluie cessa subitement. Aaron et Jakob tournèrent la tête à l'unisson, brusquement tirés de cette bulle irréelle par cette petite voix aiguë du bout de la ruelle.

Aaron écarquilla les yeux. C'était un tout petit enfant, les cheveux roux et les yeux verts, qui avançait timidement vers eux, au bord des larmes. Jakob tendit faiblement sa main vers lui.

« Titus... Va-t'en... Rentre à la maison... »

Soudain, comme si la fin de l'averse venait d'ouvrir un rideau en lui-même, les émotions submergèrent Aaron. Pour la première fois, il sentit la chaleur du sang sur son visage et ses mains, les odeurs de la mort qui embaumaient la rue, les faibles battements du cœur de sa victime sous ses genoux. Il baissa les yeux sur ses mains tremblantes. Il fut pris d'une bouffée de chaleur.

Un rugissement éclata au bout de la ruelle. Une ourse venait de débouler au galop, l'écume aux lèvres, et n'avait freiné qu'en voyant le corps de Jakob sous l'entrave d'une épée. A la place, elle attrapa le petit garçon d'une patte et le plaqua contre son ventre.

« Laissez-le ! Hurla-t-elle à Aaron. Vous avez eu ce que vous vouliez, la ville est tombée ! Vous avez fait suffisamment de morts, ayez pitié ! »

Ce n'était plus la rage, ni même la haine qui hantait les yeux de cette mère-ourse. C'était de la pure terreur.

Prisonnier d'une bulle d'irréalité, Aaron déplia son corps comme un automate rouillé. Il glissa son bras droit sous les épaules de Jakob, le gauche sous ses genoux. Il souleva le corps contre lui et l'emporta hors de l'ombre de la ruelle.

Legend of Shapeshifters (T3)Where stories live. Discover now