Chapitre 34

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Le pas incertain, je traverse les rues désertes jusqu'à atteindre l'ancienne maison de Sven, lieu de la cérémonie qui honore les soldats morts au combat. Saevald a choisi cet endroit pour la taille du bâtiment mais aussi pour rendre hommage à son père. Les villageois se rassemblent à l'intérieur et j'observe avec émotion les torches allumées. Des tapis recouverts de motifs nordiques sont disposés au sol, et les murs sont ornés de boucliers et d'épées. Sur une table au centre de la salle, des offrandes sont disposées : du pain, du vin, de la viande fraîche et des fruits. Je m'approche de cette corne d'abondance et Saevald me rejoint :

« Ces offrandes sont destinées aux dieux pour honorer les âmes des défunts et assurer leur passage vers le Valhalla. »

J'acquiesce en silence et pince légèrement les lèvres en repensant à la manière dont ces soldats m'ont traitée avant cette guerre. Les souvenirs de ma condition d'esclave, de mon procès puis des insultes que j'ai essuyées par dizaines me reviennent en tête et je dévie le regard. Le contraste entre la générosité de la table et la réalité que j'ai affrontée est saisissant. Des murmures résonnent parmi les villageois et un homme se met à chanter avec une voix mélodieuse, contant les récits glorieux des soldats disparus. Saevald remarque mon hésitation et ses yeux bleus, d'ordinaire si fiers, portent maintenant une lueur de tristesse profonde. Il prend une gorgée de vin et, d'une voix empreinte de respect, tente de me convaincre du bienfondé de la cérémonie :

« Ces hommes, quels que soient leurs actes passés, méritent notre reconnaissance pour leur bravoure ultime. »

La lumière des flammes des torches se reflète dans les yeux de Saevald et dans les miens. Je songe quelques instants à ses paroles et secoue légèrement la tête avec désapprobation. Ces hommes n'ont fait preuve d'aucune clémence à mon sujet, je n'en ferai pas non plus. Un frisson parcourt mon échine alors que le chef du village guette ma réaction. La douleur des souvenirs me fait tourner la tête et je sens l'émotion saisir ma gorge. Je cligne des yeux plusieurs fois et m'éloigne de lui avec précipitation.

« Je suis désolée, je ne peux pas. »

Sans attendre de réponse, je me dirige d'un pas précipité vers la sortie, les larmes aux yeux. L'air frais de la nuit m'accueille à l'extérieur et j'inspire profondément dans le silence de la nuit. Au centre du village, un grand feu a été allumé. Attirée par sa lumière, je m'approche des flammes. Sa chaleur me réconforte et je tente de vider mon esprit. Saevald me rejoint et entoure mon poignet avec sa main. Je me retourne lentement vers lui, honteuse de mon comportement. Il essuie délicatement mes larmes avec son pouce et dépose un baiser sur mon front en signe de protection. Je baisse la tête et ma voix tremble :

« C'est égoïste de ma part, mais... Ton père ne m'a jamais considérée, ni les soldats que nous célébrons aujourd'hui. Je ne veux pas complimenter des personnes qui ont souhaité ma mort.

— Ils avaient peur de tes pouvoirs et ce sentiment les a aveuglés. Ils n'ont pas pu voir ta vraie personnalité.

— Pendant ton absence, ton père a exigé mon exécution. Il m'a torturée puis m'a condamnée à mort, Saevald. Ce n'est pas quelque chose que je suis prête à oublier. »

Je tends mes mains vers le feu et les flammes lèchent doucement l'extrémité de mes doigts. Le chef du village reste silencieux quelques secondes, le temps pour lui d'assimiler les informations dont il n'avait pas connaissance.

« Je ne te demande pas de les pardonner, Varunn. J'aimerais juste que tu ne les méprises pas.

— Ils m'ont roulée dans la boue, et toi avec. Ne nie pas le fait qu'ils te rabaissaient à chaque fois que tu essayais de me protéger.

— Mon père a reconnu ses torts sur son lit de mort. Il a reconnu ta valeur.

— Ça me touche vraiment, mais il ne l'a pas fait en ma présence. Si je n'étais pas partie sur le front, ils auraient sans doute craché sur ma tombe. »

Saevald baisse la tête et acquiesce en serrant la mâchoire. Il inspire profondément et tente de détendre ses muscles, sans succès. Je comprends sa frustration, mais je ne suis pas en mesure de l'apaiser.

« Bien. Puis-je tout-de-même te demander d'assister à la cérémonie ?

— Évidemment. Je ne renierai pas toute votre culture sous prétexte que les âmes célébrées me sont indifférentes. Je souhaite réellement m'intégrer aux Jomsvikings. »

Saevald hoche la tête en signe d'accord et reste immobile. Je sens qu'il se referme peu à peu sur lui-même et saisis sa main pour entrelacer nos doigts. Cette attention lui arrache un sourire et son regard se perd dans le feu.

« J'ai vraiment cru t'avoir à jamais perdue, ce soir-là.

— Je sais. Moi aussi. »

Je sens son pouls s'accélérer alors qu'il rouvre son cœur. Je retrouve peu à peu le Saevald que je connais, celui qui a fui son titre le temps d'un instant pour me rejoindre dans la clairière.

« J'ai eu tellement peur, je n'arrivais pas à imaginer ma vie sans toi. »

Il ferme les yeux quelques secondes pour se donner du courage et serre ma main :

« Ce n'est sans doute pas le meilleur moment pour te l'annoncer, mais j'ai révoqué Héla. Je ne souhaite que toi. Est-ce que tu accepterais de vivre à mes côtés ? »

Mon cœur se gonfle dans ma poitrine et je me mets immédiatement à rougir. Bien que Héla m'en ait parlé, l'information est d'autant plus difficile à croire dans la bouche de Saevald. Je souris et cherche son regard emplit de fierté. J'acquiesce avec joie et il me prend dans les bras.

« Bien sûr que j'accepte. Ce serait un honneur. »

Mes pieds décollent du sol et je tape sur l'épaule du chef du village pour qu'il me repose. Nous devons tous deux contenir nos émotions car déjà les villageois sortent de la demeure de Sven pour se diriger vers les sentiers du lac, non loin d'ici. Je prends Saevald par la main et l'emmène rejoindre le cortège silencieux. Alors, nous rejoignons la mer et j'aperçois un magnifique bateau de bois amarré sur la plage, dans lequel dorment paisiblement les soldats. Les proches des hommes tombés au combat se lèvent et s'approchent du navire de guerre. Certains ajoutent des bijoux, des armes ou des objets personnels qu'ils emporteront dans leur voyage spirituel. Je contemple la scène de façon passive, légèrement reculée par rapport à la foule.

Un cheval est amené sur le sable, prêt à être sacrifié. Je me tourne vers Saevald qui affûte un poignard et je saisis son bras pour le retenir.

« Tu ne vas pas le tuer...

— Tu as dit que tu souhaitais intégrer nos croyances, et celle-ci en fait partie. En offrant sa vie, ce cheval guidera les âmes des soldats. »

Son regard insistant m'empêche de rétorquer et je lâche ma prise, impuissante. Le chef du village s'approche de l'animal apeuré et le fait monter sur le bateau. D'un geste précis et rapide, il lui ôte la vie presque sans douleur et verse le sang de l'animal sur les planches de bois.

Les villageois entament une chanson d'adieu et j'observe silencieusement le bateau s'éloigner au gré des vagues qui le poussent à l'horizon. Saevald enroule son bras autour de mes épaules et une larme coule lentement le long de ma joue.

C'est comme si ce navire emportait également avec lui mes pouvoirs et qu'il me laissait seule sur cette plage, perdue. 

Varunn [Terminée]Where stories live. Discover now