Chapitre 3

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La journée à peine commencée, nous nous réveillons avec l'enthousiasme naturel de l'homme qui nous surveille. Son attitude est maussade et il donne un violent coup de pied dans les côtes d'un homme allongé, qui étouffe un cri de douleur. En guise de consigne, la voix du vieillard résonne dans la tente usée et nous fait frissonner :

« La moitié d'entre vous terminera aujourd'hui les plantations. L'autre s'occupera du tri des récoltes ou de la lessive. »

J'acquiesce et patiente tandis que le premier groupe se voit attribuer un seau et des graines. À mon grand étonnement, je ne figure pas parmi ces nommés. Je suis chargée de m'occuper du tissage des vêtements en lin et en coton, tandis qu'Erika est affectée aux tâches de lessive, accompagnée par l'autre femme esclave. Leurs liens sont donc attachés, et je suis libérée de celui qui m'unissait à mon amie. Je l'observe s'éloigner à son tour et elle esquisse un maigre sourire pour me rassurer. Je hoche la tête timidement et rejoins l'unique collègue qui exercera avec moi ma tâche, et qui semble terrorisée. Sa démarche est lente et douloureuse, comme si son corps était affaibli par le temps. Je le suis jusqu'à une petite maison au centre du village dans laquelle domine une machine imposante. Les fils de tissus divers pendent à l'arche de bois massif au centre de l'unique pièce. Tout autour sont disposés des tas de coton qui proviennent directement des plantations environnantes. J'inspire profondément en inspectant cette machine qui m'est, elle aussi, complètement inconnue. Mon collègue pour cette tâche me jette un regard silencieux et s'assoit sur le petit banc devant l'arche. Il redresse les manches de sa tunique sale et saisit plusieurs fils en même temps. Lentement, il les assemble en un tissu solide, à la force de ses bras et des mailles nouvellement formées. Je l'observe faire avec admiration, alors que le maître entre dans la maisonnette. L'homme menaçant fait vibrer mes tympans de sa voix forte et je rentre ma tête dans mes épaules avec un sursaut.

« Que fais-tu immobile à l'observer ? Fais donc ton travail, fainéante ! »

Sa main se lève vers moi et je m'empresse de rejoindre mon collègue sur son banc afin d'échapper aux coups. Mon regard se pose sur les doigts habiles de mon voisin et je saisis de mes mains quelques fils de tissus rêches. Alors, sans un mot, l'esclave fatigué me montre du menton le rideau artisanal qui orne le mur à notre gauche. Je pose mes yeux successivement sur le modèle et sur les fils de coton afin de comparer les deux exemples. Ils paraissent identiques. Il s'agit alors d'une reproduction de ce rideau. Ayant enfin compris les consignes à suivre, je m'efforce de retenir les différents motifs pour les reproduire. De façon silencieuse et patiente, mon nouveau mentor m'apprend les gestes précis à effectuer. En guise de remerciement, je le soulage de sa tâche toutes les heures, le temps pour lui de faire des pauses. Finalement, le temps passe rapidement et la journée touche à sa fin. J'observe le rideau à moitié formé avec un œil fier. Bien que les conditions de travail soient difficiles, j'apprécie ce travail. En tout cas davantage que d'arracher les herbes dans les champs pour planter de nouvelles graines. Je baisse le regard sur mes paumes ornées de nombreuses coupures infimes. Cela ne fait guère plus d'une semaine que je suis ici, pourtant j'ai l'impression d'y être depuis un mois.

Le soleil descend vers l'horizon et la lumière du jour diminue peu à peu. Je regagne mon campement de fortune et traverse la petite avenue centrale du village. Je croise certains regards de villageois à la fois curieux et méprisants et baisse la tête. Mes pas sont lourds et mes pieds nus traînent sur la terre poussiéreuse. Une silhouette attire mon attention et je tourne rapidement le visage vers la petite foule de citoyens. Je croise le regard de Saevald, le chef de l'armée. Son expression est neutre et il hausse légèrement les sourcils en me voyant. Je rougis instantanément et baisse le menton pour fixer mes pieds, honteuse. Un tel agissement pourrait être reconnu comme de l'irrespect envers le fils du chef, et me valoir une sentence bien pire que ma condition actuelle. Tout le monde doit faire preuve de déférence aux puissants du village, et en particulier les esclaves comme moi.

J'atteins finalement la tente trouée qui me sert de refuge et rejoins mes semblables dans le silence le plus pesant. Je retrouve Erika, sagement assise en tailleur sur le sol. Je lui adresse un sourire et elle me gratifie d'un hochement de tête. Je jette un regard circulaire dans le petit espace et m'assois à ses côtés avec empressement.

« Alors ? Comment trouves-tu ta nouvelle tâche ?

— Je m'y plais bien, à croire que je préfère le tissu aux champs. »

Mon amie esquisse un sourire face à mon ironie et continue notre discussion à voix basse pour ne pas gêner celles et ceux qui tentent de se reposer.

« Tu as eu de la chance, c'est l'un des labeurs les moins difficiles. Je n'ai pas eu cette chance. »

J'observe ses mains abîmées par le temps et dont la peau est sèche. Les produits de lessive et le contact quasiment permanent avec l'eau n'ont fait qu'empirer leur état. Nous n'avons pas le temps de prononcer le moindre mot supplémentaire que le maître de la tente entre en trombe. Le silence s'abat de nouveau et certains esclaves sursautent de frayeur.

La lourde jarre remplie de soupe se pose sur le sol et les bols de terre cuite sont apportés puis distribués aux membres du petit groupe. Je saisis mon bol avec un soupir de soulagement et m'empresse d'engloutir la totalité de son contenu. Le liquide chaud et riche brûle légèrement ma gorge et mes dents croquent les morceaux de poisson imprégnés de soupe. Mon voisin lèche le bol avec gourmandise et mon estomac grogne de ne pas être rassasié. Je dépose mon récipient sur le sol et la jarre disparaît derrière les plis de la tente, une fois l'homme parti. Sans plus un mot, chacun s'allonge sur la terre souple et s'endort presque instantanément, assommé par la fatigue.   

Varunn [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant