Chapitre 3 : Maravilla - 5

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Avec le temps, Germaine aussi vieillissait, et elle perdait un peu de son dynamisme, mais pas de l'amour qu'elle nous accordait, à Don Perro et à moi. Don Perro aussi vieillissait. Il perdit deux dents, et il se mit à marcher en boitant. Sa vue aussi baissait, si bien que je devais parfois le prévenir d'un aboiement lorsqu'un obstacle imprévu se dressait sur son passage, comme une chaise que Germaine avait déplacée. Fort heureusement pour lui, les obstacles imprévus étaient très rares, car Germaine n'aimait pas les imprévus. Avec elle, tout devait toujours être très précis, aussi une chaise devait toujours rester très précisément à sa place.

Les seuls véritables imprévus survenaient lorsque ses petits-enfants débarquaient le dimanche à midi, et qu'ils se mettaient à jouer un peu partout dans l'appartement. Très souvent, ils jouaient d'ailleurs avec Don Perro et avec moi, ce qu'on appréciait beaucoup. Mais ce fut de plus en plus avec moi qu'ils jouaient, et non avec Don Perro, qui se fatiguait plus rapidement et qui préférait rester tranquille.

— Tu es comme moi, mon pépère, tu vieillis, lui disait parfois Germaine.

Tandis que moi, je ne vieillissais pas. Ce n'étaient que mes quelques kilos superflus qui me posaient parfois quelques limites en m'essoufflant plus rapidement. Mais je n'y pouvais rien : je ne voulais pas décevoir Germaine en refusant les biscuits qu'elle me donnait. Quant aux crêpes aux petits suisses, il était exclu d'y renoncer.

Bref, je gardais toujours la même forme malgré le temps qui passait, et je semblais aussi garder le même âge. Comme si le temps n'avait pas de prise sur moi. Et c'était comme si l'écart entre Don Perro et moi augmentait. A cela, j'y réfléchis plusieurs fois. Je savais que dans ma jeunesse, lorsque je vivais à la ferme, je vieillissais au même rythme que n'importe quel autre chien. C'était à la maison maudite que le changement s'était produit. Lorsque le sorcier m'avait fait boire toutes ses potions et qu'il se servait de moi pour ses expériences. Et je crois toujours que c'est cette toute première potion que j'ai bu, en débarquant dans la cave sans savoir ce qui m'attendait, qui avait eu un impact décisif.

Je savais donc que je n'étais pas normale. Mais ce n'était pas ce qui me posait problème. J'ignorais si j'étais immortelle, mais j'acceptais très bien ma situation. Après tout, personne n'a envie de mourir trop tôt, non ? Ce qui me posait problème, en revanche, c'était de savoir que Don Perro et Germaine allaient mourir bien avant moi. Et ça, je ne pouvais pas l'accepter.

— Est-ce que ça te dirait de vivre plus longtemps ? demandai-je un jour à Don Perro.

— Non, répondit-il. Pas dans l'état où je suis. Je suis vieux, et faible, et je n'ai pas l'intention de le rester pendant une éternité.

— Et si tu pouvais rester jeune, comme moi, pendant très longtemps ?

Il se fit silencieux, prenant le temps de réfléchir.

— Je ne sais pas comment tu fais ça, finit-il par dire. Je ne connais aucun autre chien qui en ait été capable. Mais... je crois que je vais répondre non. J'ai vécu une vie de chien des plus normales, mais ce fut une vie heureuse et dont je suis fier, et je mourrai sans regret. C'est ça, le plus important, pour moi.

D'une certaine façon, cette réponse me soulagea. Car je ne me voyais pas l'emmener jusqu'à la maison maudite alors qu'il n'en avait plus les forces, et là-bas lui faire boire une boisson qui, si ça se trouvait, n'y était plus rangée. Car pour autant que je m'en souvinsse, lors de ma dernière confrontation avec l'Orage, dans la cave, il n'y avait plus toutes les potions sur les étagères et tout le matériel dont il se servait lorsqu'il vivait dans la maison maudite.

Toutefois, je fus impuissante face à son état de santé qui continuait de se dégrader. Ce n'était pas comme Tournesol, qui avait bien vieilli, sans avoir de problème particulier – jusqu'à ce qu'une balle vienne lui perforer le crâne. Don Perro, lui, devint complètement aveugle, et il perdit d'autres dents. Il se déplaçait aussi avec les plus grandes difficultés, et il devint presque incapable de se servir de ses pattes arrières. Il parlait aussi de plus en plus rarement et, lorsqu'il le faisait, c'était pour parler de la mort.

Germaine s'occupa du mieux qu'elle put de lui, mais cela ne fit que repousser l'inévitable échéance. Et cette inévitable échéance se produisit lors d'une nuit de pleine lune, le 21 mai 1955. Une satanée nuit de pleine lune. Mais ce ne fut pas une maison maudite qui fut responsable de sa mort. Ce fut l'irréductible œuvre du temps.

Cette nuit-là, comme n'importe quelle nuit de pleine lune, j'étais éveillée, et nerveuse, car je savais ce qui se passait. Le sifflement des engoulevents, le coassement des crapauds, et les bruits de pas venant de sous le sol. Et les victimes. Don Perro dormait en silence, comme il le faisait désormais presque en permanence. Germaine dormait en ronflant légèrement, la gueule ouverte, mais j'avais autre chose à faire que de vérifier si un morceau de saucisson était coincé entre ses dents. Je me contrôlais pour ne pas aboyer comme une folle. Lorsque soudain, un changement se produisit à côté de moi. Je me tournai vers Don Perro, mais il n'avait pas bougé d'un coussinet. Néanmoins, je compris tout de suite ce qui s'était passé. Son esprit avait quitté son corps. Alors je me mis à hurler à la mort, pour que ma mélodie accompagne son âme vers l'au-delà.

Germaine s'éveilla en sursaut et s'exclama :

— Au voleur !

Puis elle découvrit que Don Perro gisait inerte sur la couverture. Aussitôt elle fondit en larmes, tandis que je poursuivais mes hurlements à la mort.

— Oh, non, Don Perro ! gémit-elle. Mon pépère, tu es mort avant Franco ! Jamais tu ne connaitras l'Espagne !

Peu importait l'Espagne, selon moi. Ce qui me semblait plus important, c'était que l'occasion ne s'était jamais présentée pour que j'aille lui montrer la cave où nous étions nés.

Un moment plus tard, quelqu'un vint toquer à la porte. C'était Bertrand, le voisin d'en dessous, un monsieur de près de soixante ans avec un crâne bien dégarni mais quelques longs cheveux avec lesquels il essayait de cacher la misère, qui avait été alarmé par les hurlements.

— Est-ce que vous allez bien ? demanda-t-il à Germaine lorsqu'elle lui ouvrit la porte.

Je vins me poster à côté d'elle, tout en poursuivant mes hurlements à la mort.

— Non ! répondit Germaine. Il est mort !

— Il est mort ? demanda Bertrand en blêmissant. Qui est mort ?

— Don Perro ! répondit Germaine, en sanglotant de plus belle.

— Ah, lâcha Bertrand au bout d'un moment. Eh bien, toutes mes condoléances. Dites, vous ne pouvez pas dire à votre chien de faire moins de bruit ?

— Salaud de franquiste ! s'exclama Germaine en lui claquant la porte au museau.

Elle retourna dans sa chambre, elle prit le corps encore chaud de Don Perro, et elle alla le déposer sur le canapé dans le salon. Puis elle se recueillit un instant en psalmodiant des choses incompréhensibles et qui me semblaient moins appropriées que mes hurlements à la mort.

— Viens, Maravilla, dit-elle plus tard en se relevant.

Je n'avais aucune envie de m'en aller. Je voulais rester près de mon frère.

— Viens, insista Germaine.

Alors, j'obéis. On retourna dans la chambre pour se coucher, et je me tus enfin. Toutefois, cette nuit-là, tout comme moi, Germaine fut incapable de s'endormir à nouveau.

Le lendemain, quelqu'un vint prendre le corps de Don Perro, et ce fut la dernière fois que je le vis. Je me retrouvais désormais seule avec Germaine, sans mon frère, mort sans regret à l'âge de 14 ans après avoir vécu une vie heureuse et dont il avait été fier.

Une vie de chienneWhere stories live. Discover now