Chapitre 2 : Personne - 4

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Les adieux de Personne-lui et de Personne-moi eurent lieu un matin, alors que le soleil venait tout juste de se lever. Et ils n'eurent rien de bien démonstratifs.

— Je te rends ta liberté, me dit-il en m'enlevant mon collier et en me remplissant mes bols d'eau et de nourriture. Si tu veux survivre, tu devras partir.

A noter qu'en cinq ans, je ne l'avais jamais vu boire, manger ou dormir. Mais comme il était déjà mort, il n'en avait pas besoin.

Sur ce, Personne-lui quitta la maison à patte, en tenant une valise à la main. Pour faire croire à tout le monde qu'il allait en Indochine – même si j'ignorais ça, à l'époque.

Quant à moi, je mangeai, je bus, et j'attendis, sans rien faire. Personne-moi ne faisait rien, en dehors de ce que Personne-lui lui disait de faire. Elle pouvait rester toute la journée dans la même position, ne bougeant que pour effectuer ses besoins, et sans prendre la mesure du temps qui passait. Au bout de cinq ans, Personne-moi n'avait plus de volonté, plus d'idées, plus d'instinct, plus d'envies, plus de but, plus rien. Personne-moi n'était plus qu'une ombre, un fantôme, et plus vraiment une chienne.

Toute la journée, Personne-moi resta dans le jardin. Ainsi que toute la nuit. Le lendemain, elle avait faim, et surtout soif, mais elle ne bougea toujours pas. Elle attendait que Personne-lui vienne la sauver, ce qui ne devait jamais arriver. Personne-moi ne se rendait pas compte du danger qu'elle encourait, ni du fait qu'en restant ici elle allait mourir. Elle n'avait plus d'instinct de survie. Et elle serait morte ainsi, de soif, s'il ne s'était pas produit un nouvel évènement. Car cet après-midi-là, deux garçons d'une dizaine d'années firent leur apparition dans le jardin. C'était la première fois en cinq ans que je voyais des humains, hors victimes de la maison maudite, mais j'en avais cure. Je n'eus pour eux ni intérêt, ni curiosité, ni rien d'autre. Je n'allai pas leur aboyer dessus ou les renifler. Je restai là à les contempler, sans même me dire que leur présence ici était anormale.

— C'est le chien du sorcier ! fit l'un d'eux.

— Qu'est-ce que tu en sais, qu'il a un chien ? demanda l'autre.

Ils restèrent à distance, comme s'ils me redoutaient, tout comme ils redoutaient la maison maudite.

— Pourquoi pas ? reprit le premier. Personne n'est venu ici depuis des années, donc personne ne pouvait savoir qu'il a un chien !

— Mais il ne serait quand même pas parti en Indochine sans son chien !

— Parce que c'est un piège ! Il nous a fait croire qu'il est parti, mais c'est un piège ! Viens Jean-Jacques, on se barre !

— Attends ! Regarde ce chien, il est... bizarre. On ne peut pas le laisser là comme ça.

— Bien sûr que si ! Viens, on y va !

Sur ce, les deux garçons repartirent se dissimuler dans la forêt. Le reste de la journée passa, et je continuai à me laisse dépérir. Ce fut le soir qu'un des garçons réapparut, en provenance de la forêt.

— Le chien ! fit-il. Le chien, viens ici !

Il resta à l'abri derrière un buisson, et je restai plantée devant la porte de la maison maudite.

— Viens ici ! répéta-t-il. Le chien !

Le fait qu'il m'appelle ainsi, alors que Personne-lui ne m'avait jamais nommé d'aucune façon en cinq ans, ne me faisait rien. Je ne me rappelai même plus qu'une ancienne amie s'appelait Le Chien. Et je ne me souvenais plus que j'avais eu un prénom, à une époque, moi aussi. Tulipe n'avait jamais existé.Soudain, le garçon surgit du buisson, il courut jusqu'à moi, il me prit dans ses bras, et il repartit à toute vitesse vers la forêt. Je me laissai faire. Tout esprit de résistance, ou tout simplement de défense, m'avait quitté depuis bien longtemps.

Sans ralentir, le garçon traversa une partie de la forêt, puis un champ, jusqu'à rejoindre un chemin. Là, il s'arrêta, et il me reposa au sol. Cela faisait des années que je n'étais pas allée aussi loin. Je ne me souvenais même plus que de tels chemins au milieu des champs existaient. Et, étonnamment, Personne-lui n'était pas là pour me faire rentrer. Pourtant, il n'aurait eu aucune gêne à se manifester devant le garçon. Après tout, il avait connu des enfants, parmi ses victimes de la pleine lune. Et je savais que tuer un garçon de plus, même ici, ne lui poserait pas de problème.

— Allez, suis-moi, dit le garçon. Je vais t'emmener chez moi.

Il se mit en marche, et il s'arrêta quelques pas plus loin, pour se retourner vers moi. Car je n'avais pas bougé d'une griffe.

— Allez ! s'exclama-t-il. Tu es quoi, comme chien, bon sang ?!?

Alors, je me mis à bouger. Non pas à cause du gamin qui s'énervait, mais parce que je n'avais rien à faire ici. Je pivotai lentement vers le champ qu'on venait de traverser, m'apprêtant à retourner vers la maison maudite.

— Non, pas par là ! pesta le garçon.

Il courut vers moi, il me reprit dans ses bras, et il se mit en marche sur le chemin. Il ne dit plus le moindre mot jusqu'à ce qu'on arrive chez lui, à l'entrée du village – Rochetoirin, je découvris plus tard. La nuit était en train de tomber, et le garçon me déposa dans un recoin à l'arrière de la maison.

— Ne bouge pas et ne fais pas le moindre bruit, me dit-il.

Ce que je fis, non pas pour lui obéir, mais parce que je n'avais plus la moindre capacité d'initiative. Le garçon revint quelques instants plus tard, avec un bol d'eau et de la nourriture.

— Personne ne sait que tu es là, dit-il tandis que j'étais en train de boire toute l'eau du bol. Alors ne te fais pas remarquer. Je reviendrai te voir demain matin et... Et on verra à ce moment-là. Tu avais une sacrée soif, dis donc.

Il retourna remplir le bol d'eau et, entre temps, je terminai de manger ce qu'il m'avait donné à manger. Quelque chose de non identifiable, car ça faisait longtemps que je ne cherchais plus à identifier ma nourriture.

— Bon, je dois y aller, dit le garçon. A demain matin.

Il sembla hésiter un instant, puis il me caressa la tête. Je me laissai faire, mais je n'en tirai pas non plus le moindre plaisir. J'aimais quand Bernadette me caressait, à l'époque. Personne-lui ne l'avait en revanche jamais fait, hormis au tout début, et j'avais oublié ce que c'était.

Le garçon s'en alla, et je m'endormis sur place.

Le lendemain, ce ne fut pas lui qui vint me retrouver, mais un homme plus âgé, qui apparemment ne s'attendait pas du tout à me voir.

— Jean-Michel ! s'exclama-t-il en me tirant de ma torpeur. Jean-Michel !

Le garçon arriva un peu plus tard, visiblement mal à l'aise.

— Qu'est-ce que c'est que ça ?!? s'exclama l'homme en me désignant.

— Oh, un chien, fit le garçon.

— Oh, un chien, répéta l'homme. Et, oh, il a un bol a côté de lui. Où est-ce que tu es allé le chercher ?!?

— Euh... Eh bien, je l'ai vu passer dans la rue, et... Euh...Je me suis dit que...

— Tu ne serais pas un peu en train de te moquer de moi, Jean-Michel ?!?

— Oh non, papa, pas du tout. Je...

— Tu vas tout de suite ramener ce chien là où tu l'as pris, et que je ne le revoie plus jamais ! Quant à toi, Jean-Michel, tu es privé de repas toute la journée !

— Mais papa...— Il n'y a pas de mais ! Exécution !

Avec regrets, les larmes aux yeux, le garçon me prit dans ses bras et il m'emmena hors de son jardin.

— Je ne peux pas te ramener à la maison maudite, me dit-il. Je vais te déposer au centre du village. Là, il va falloir que tu te débrouilles sans moi.

Le centre du village, on y fut très rapidement. Nous étions dans un petit village. Là, il me déposa au sol et il me caressa une nouvelle fois. Je ne montrai pas plus de contentement que la veille.

— Bonne chance, me dit-il.

Et il détala pour rentrer chez lui. Quant à moi, je me trouvai au milieu du village comme un explorateur au milieu du désert, à la différence près que l'explorateur se demandait ce qu'il devait faire et où il devait aller, et moi non.

Une vie de chienneWhere stories live. Discover now