Chapitre 3 : Maravilla - 3

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Les semaines passèrent, et il s'avéra que Germaine accomplissait aussi bien ses responsabilités que nous en s'occupant de nous. Aussi, progressivement, je retrouvais une identité. Je n'étais plus Personne-moi, j'étais Maravilla. Et en même temps qu'une identité, je retrouvais une personnalité. Je n'étais plus une chienne obsédée par la maison maudite, se contentant simplement de survivre ; j'étais la Maravilla de sa mémère avec son utilité et ses responsabilités.

Autre fait étonnant : progressivement, la mémoire me revint. Sans doute parce que je vivais dans un environnement qui m'était très favorable, riche en amour, pauvre en dangers, je me rappelais petit à petit, sur plusieurs mois, tout ce qui concernait mon ancienne vie. Celle qui datait d'avant la maison maudite. Je me rappelais de Tournesol, et il me manquait. Je me rappelais de nos promenades, et elles me manquèrent aussi. Tout comme les vaches, Bernadette et Richard, et plus largement la vie à la ferme. Il n'y eut guère que ce satané Mousseron, dont je me rappelais enfin du prénom, qui ne me manquait pas.

Mais, pour autant que la vie à la ferme me manquait, je ne la regrettais pas. Car la vie à la ferme, c'était la vie de Tulipe, et Tulipe n'était plus. Je vivais désormais la vie de Maravilla, qui avait ses inconvénients, mais aussi ses avantages. Dans la vie de Maravilla, il n'y avait ni promenades en toute liberté, ni vaches à garder, ni grand terrain où jouer avec Tournesol – le salon où je jouais avec Don Perro était de taille beaucoup plus réduite, mais on se marrait bien quand même. En revanche, dans la vie de Maravilla, je pouvais dormir au chaud, dans un lit confortable, et Germaine pouvait passer une grande partie de ses journées à me gratouiller derrière les oreilles.

Bref, je m'adaptais très bien à cette vie en appartement, même si j'aurais aimé pouvoir faire de grandes promenades, et pas simplement aller jusqu'à la boulangerie ou à l'épicerie. D'ailleurs, je m'empâtais un peu, mais les biscuits, les crêpes aux petits suisses, les fromages, les cervelas et les sardines avaient aussi leur part de responsabilité là-dedans. Je n'avais plus grand-chose à voir avec le petit chiot qui avait de grandes chances de ne pas survivre, ou avec la chienne amaigrie qui vivait dans la rue. Mais on n'était jamais trop prudent : au cas où je me retrouverai à nouveau à la rue pour une raison ou pour une autre, il était important que j'aie quelques réserves de graisse. Et tant pis si cela me donnait de vrais airs de chien chaud – Don Perro, lui, ne semblait pas s'en plaindre.

Dans cette vie de Maravilla de sa mémère, donc, il n'y avait qu'un seul élément de mon passé qui faisait régulièrement surface et qui me perturbait au plus haut point : les nuits de pleine lune. Ces nuits-là, je ne parvenais pas à trouver le sommeil, et je devais me retenir d'aboyer comme une folle à travers tout l'appartement. Même si je ne voyais plus la lune et que je n'entendais plus le sifflement des engoulevents, le coassement des crapauds et les bruits de pas provenant de sous le sol, je ne pouvais pas ignorer ce qui se passait ces nuits-là. Je ne pouvais pas ignorer le danger et ses conséquences. Je ne pouvais pas ignorer que l'Orage refaisait surface et que la maison maudite faisait une nouvelle victime. Mais malgré tout cela, je restais couchée sur le lit, à passer une nuit blanche, tout en étant particulièrement nerveuse.

Si Don Perro remarqua quelque chose, il ne m'en dit rien. Pour lui, je ne devais faire que des insomnies occasionnelles, et il était bien loin de se douter que ces insomnies étaient calquées sur le calendrier lunaire. Quant à Germaine, elle ne remarqua jamais rien. Elle dormait profondément, en soufflant légèrement, la gueule grande ouverte. Plus d'une fois, en voyant un morceau de saucisson coincé entre ses dents, je m'étais demandée si je risquais de la réveiller en tentant de récupérer le morceau de saucisson, mais je n'avais finalement jamais osé passer à l'acte.

Quant à ces insomnies calquées sur le calendrier lunaire, elles me poursuivirent toute ma vie.

— Est-ce que tu sais s'il y a une maison maudite à La Tour du Pin ? demandai-je un jour à Don Perro.

— Une maison maudite ? s'étonna Don Perro.

— Une maison qui provoque des disparitions à chaque pleine lune, précisai-je.

— Non, ça ne me dit rien, dit Don Perro.

Sa réponse ne fut que moyennement convaincante. Bien sûr, je le croyais quand il disait n'avoir jamais entendu parler de maisons maudites. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu'il n'en existait pas une. Il ne savait peut-être tout simplement pas qu'elle existait. Aucun chien ne lui avait raconté ça. Car, contrairement à la chienne de la ferme qui discutait souvent avec d'autres chiens, la Maravilla de sa mémère en avait rarement l'occasion, et il en était de même pour Don Perro. Le problème n'était pas que nous rencontrions peu de chiens : à chaque fois que Germaine allait voir ses amies de couture ou de bridge, elle nous emmenait avec elle en nous revêtant de nos tricots les plus extravagants et on passait du temps avec les chiens desdites amies. Tout comme lesdites amies venaient voir Germaine avec leurs chiens. Toutefois, lorsque tout ce petit monde se retrouvait dans un salon, il était difficile pour les chiens d'aller s'isoler pour discuter. Et lorsqu'on y parvenait, ce n'était pas pour parler de maisons maudites, mais de sujets qui paraissaient bien plus importants pour les autres chiens, comme pour savoir quel était le meilleur boucher de la ville, ou à quel point les chats pouvaient être stupides. Si bien que je finis par complètement laisser de côté le sujet de la maison maudite, et je ne m'en rappelais plus que lors des nuits de pleine lune.

C'est ainsi que les mois passèrent. L'hiver fut le plus facile que j'eus à vivre jusque-là, puisque je le passais au chaud dans l'appartement et que je n'allais dehors que pour les sorties pipi et les promenades jusqu'aux commerces du coin. Au point que je devins même frileuse, n'appréciant pas rester trop longtemps dehors lorsqu'il faisait froid, alors qu'avant je restais en permanence à l'extérieur.

— Bon, quand est-ce que tu vas avoir tes chaleurs pour me faire de beaux petits corgis ? me demanda un jour Germaine.

Je ne pouvais pas lui répondre que je ne pouvais pas lui faire de beaux petits corgis parce que j'avais été charcutée par un sorcier, mais elle finit par se rendre compte à la longue que ça n'arriverait pas.

— Elle a vraiment cru que nous allions faire des chiots ensemble ? demandai-je à Don Perro.

— Oui, répondit-il.

— Entre frère et sœur ?!?

— Ça, on sait qu'on est frère et sœur, mais elle, elle ne le sait pas. Elle voit bien que j'ai l'air beaucoup plus âgé que toi. Mais ce n'est pas la première fois, alors ne t'inquiètes pas, elle se remettra de cette déception.

— Comment ça, ce n'est pas la première fois ?

— Il y a longtemps, lorsque Raymond était encore vivant, ils m'ont emmené un jour à la campagne, assez loin, voir une femelle corgi en chaleur. Eh bien figure-toi qu'elle aussi, c'était une de nos sœurs.

— Une de nos sœurs ? Incroyable ! Vous n'avez quand même pas fait de chiot ensemble ?

— Non, évidemment que non. Et je crois que ça a été une grande déception pour Germaine. Mais elle s'en est remise.

— Et notre sœur, tu l'as revue ?

— Non. C'était la seule et unique fois où on s'est vu, et on n'a même pas eu l'occasion de discuter. Par contre, pendant quelques années, je voyais de temps en temps Machin, un de nos frères. Jusqu'à nos trois ans. Ses maîtres connaissaient Raymond. Mais il leur est arrivé quelque chose pendant la guerre, et je n'ai plus jamais revu Machin.

— Les loulous, à table ! s'exclama Germaine depuis la cuisine.

Une vie de chienneWhere stories live. Discover now